Sunday 15 June 2014

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Enfant j'ai le souvenir d'après-midis de dimanche gris, au coeur de l'hiver, dans la grande maison de Loos. Aux quatre côtés de la grande table du salon, soufflaient les quatre vents, le vent d'Est, le vent du Sud, le vent d'Ouest et le vent du Nord. Nous jouions au Mah-Jong, mon Oncle Michel, mon père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel et moi, fils de mon père. C'était le dimanche en fin d'après-midi, avant que nous ne repartions à la fin du week end, vers Paris, pour la banlieue. Ces dimanches après-midis ne s'étiraient pas assez lentement et pesait sur eux sans cesse la menace d'être interrompus à tout moment par mon père qui aurait dit on en fait une dernière et puis on va y aller ou ma mère serait entrée dans le salon, faisant rentrer avec elle l'air frais du couloir — le rez-de-chaussée de la grande maison de Loos était en fait divisé en deux parties distinctes, parallélépipèdiques et séparées par un couloir long comme le grand côté des deux parallélépipèdes en question, un des deux parallélépipèdes rectangles formait le grand salon, la pièce où nous jouions au Mah-Jong tandis que l'autre parallélépipède rectangle contenait la cuisine, la salle à manger et une petite pièce bibliothèque-salon, les deux parallélépipèdes rectangles étaient chauffés avec de rustiques chaudières au gaz poussives, quant au couloir, il n'était pas chauffé, surtout mal isolé, les courants d'air froid du dehors y entraient comme chez eux et n'étaient jamais chassés tout à fait, aussi lorsque l'on voulait passer d'un parallélépipède rectangle à l'autre parallélépipède rectangle il fallait affronter l'air glacial du couloir et refermer sur soi aussi vite que possible les portes donnant sur le couloir pour éviter que cet air froid ne s'engouffre tout à fait dans les deux parallélépipèdes rectangles — ma mère entrait donc dans le salon pour rappeler mon père à l'heure tandis que mon Oncle Michel pesait, avec gravité, le pour et le contre de ramasser un sept cercles pour faire un Chi ou d'attendre patiemment le neuf cercles qui lui aurait permis de faire un Pon et, de ce fait, se donner de meilleures chances de réaliser un beau Mah Jong, formé d'une séquence de tuiles plus élégante — si tout ceci est du chinois pour vous, je vous enjoins d'aller page 241 de ce livre où les règles du Mah Jong sont expliquées, traduites de l'anglais par mes soins; par ailleurs vous serez également en mesure de vous confectionner votre propre jeu de Mah Jong — ma mère donc serait entrée dans le salon pour rappeler à mon père qu'il était déjà tard et que nous avions de la route à faire. Nous — mon Oncle Michel, mon père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel, et moi, fils de mon père — redoutions tous cette entrée dans le salon et dès que nous entendions l'autre porte du couloir s'ouvrir, le charme et la magie de la partie s'estompaient un instant, se suspendaient tout à fait, mais non, cette fois-ci, c'était ma tante qui demandait si mon père ou mon Oncle Michel voulaient du café, mon Oncle Michel renchérissait et demandait à mon père s'il ne voulait pas eune ch'tiotte goutte de g'nièvre, pour pousser le café. Vaine résistance du père. Mon oncle Michel et mon père posaient un demi-sucre sur le bout de la langue, une lampée de genièvre et une gorgée de café chaud, à leur regard, on voyait bien que c'était bon, ça sentait bon aussi l'haleine heureuse où se mêlait le genièvre et l'alcool de mousse à raser, l'odeur mélangée rassurante du père de l'enfance, du père qui embrassait son garçon, plus tard, pour le consoler de cette fin de partie, il allait falloir repartir et remonter dans la voiture, une Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges en skaï marrons clair, ça sentait la voiture, mon frère Alain était souvent malade. Un jour dans la voiture, la Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges en skaï marrons clair, mon père me demanda si j'étais capable de retenir un nombre à six chiffres, pendant toute une journée. J'aurais fait n'importe quoi pour m'en souvenir. Je dis oui. Mon père chercha un peu, puis posément, en articulant bien, et en ayant prévenu qu'il ne dirait le nombre qu'une seule fois, qu'il ne répéterait pas le nombre, alors, en articulant bien entre chaque mot, l'épaisseur d'un point-virgule; cent, cinquante; deux; mille; trois; cent; quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre. De l'index je dessinais en les imaginant les chiffres sur la banquette arrière de la Peugeot 304 bleue cobalt avec des sièges en skaï marrons clair. Cent; je trace un un. Cinquante; je trace un cinq. Deux; je trace un deux. Mille; je fais un point, toujours de l'index et toujours au même endroit sur le siège en skaï de la Peugeot 304 — la Peugeot 304 est bleue cobaltet les sièges sont en similicuir , en skaï marron clair, une Terre de Sienne très dessaturée — en superposant les chiffres et le point des mille les uns sur les autres. Trois; je trace un trois, cent, j'attends, quatre; je trace en toute hâte un zéro puis un quatre. Je répète pour moi, en silence, mais mes lèvres remuent le nombre cent cinquante deux mille trois cent quatre, le répète encore, en serrant mes mains contre ma poitrine — j'aurais pu serrer mes mains contre mon front comme pour m'emprisonner le nombre dans le crâne, mais c'est sur la poitrine que je serrai mes poings — cent cinquante deux mille trois cent quatre. Et puis très vite je répétai cent cinquante mille trois cent quatre sept fois, non, pas un million soixante cinq mille cent vingt huit mais, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, en silence, mais mes lèvres remuent de plus en plus vite. Et puis une dernière fois, à toute allure, centcinquantedeuxmilletroiscentquatre. Le soir mon père ne me demanda pas quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée: mon père oublia de me le demander. Je le savais pourtant. J'attendais mais je savais cependant que la règle tacite voulait que je ne demandasse pas à mon père de me demander quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Ce soir là, mon père ne me demanda pas quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée: je ne l'oubliais pas. Le soir longtemps, j'attendais que mon père me demandât quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Je n'oubliai pas, ni le nombre, ni que mon père oubliât de me le demander. On, mon père et moi, estimons à dix ans le délai qu'il fallût à mon père, plus vieux de dix ans donc, pour se rappeler de me demander, à moi, plus vieux de dix ans donc, quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Ce jour-là, je, l'enfant plus vieux de dix ans, souris, pensif et sans hésitation dis, en marquant bien les points-virgules cent; cinquante; deux; mille; trois; cent; quatre. Mon père sembla hésiter, mais confirma, il dit même, oui c'est ça, il y avait les six premiers chiffres contenus dans le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Le zéro, le un, le deux, le trois, le quatre et le cinq, un moyen mnémotechnique, en somme. Je fus étonné et répondis que je ne m'en étais pas aperçu et que donc je ne m'étais pas servi de cette astuce. Maintenant je m'en souviens avec souci de précision, pas simplement les sièges en skaï marron clair — lorsque la chaleur de l'été, c'était en 1976, l'année de la canicule, s'accumulait dans la conduite intérieure en skaï, nous pouvions, mon frère Alain et moi, difficilement nous asseoir à cuisses nues sur les sièges tellement ceux-ci étaient brûlants de la chaleur caniculaire retenue prisonière dans la voiture — je me souviens de la Peugeot 304 bleue cobalt, pour le trois cent quatre de cent cinquante deux mille trois cent quatre, c'était évidemment un autre moyen mnémotechnique. La voiture allait bon train, mon père conduisait — à toute berzingue, comme nous avions coutume de dire mon frère Alain et moi — à vive allure sur la route sinueuse qui sépare le Pont de Brésis de Vielvic, dans le département de la Lozère. J'étais assis derrière ma mère, mon frère Alain derrière mon père, nous faisions attention de ne pas gêner dans le rétroviseur, et c'est de fait sur cette portion de skaï inoccupée entre les deux sièges à l'arrière que j'avais tracé les chiffres, de l'index, un; cinq; deux; virgule; trois; zéro et quatre. Cent cinquante deux mille trois cent quatre. CQFD. Pour adoucir le départ du Nord, le retour vers Paris, ma tante y allait de son petit chocolat blanc belge — c'est belge, c'est bonune petite praline, juste une, pour la route, une petite gaufre de chez Meer, un petit spéculoos, une petite faluche, un petit pain-gâteau, — sans se rendre compte que cet épithète de petit omniprésent dans sa conversation, s'agissant de nous les enfants, donnait sur les nerfs de mon père auquel elle répondait toujours in infint qui fait assmotte, c'est le mitin d'ses nourritures ( un enfant qui fait à sa mode c'est le mi-temps de ses nourritures ) — un petit pain cramique et puis pour tous, un carton contenant invariablement un sac de cassonade blonde, des sachets de levure pour faire des crêpes du Nord, des vraies crêpes, du sucre-glace, une mimolette ancienne et entière, ronde comme un ballon de basket-ball, dure comme de la pierre et cassante comme de la fonte, rapportée par mon Oncle Michel — la fierté de mon père, le fromage de la maison De Jonckheere à Lille — et puis pour nous les enfants un camembert pas encore emballé, avec tous ses champignons dressés comme les cheveux sur la tête, horripilés , pour préserver l'horripilation fragile des champignons, nous posions le fromage sur la plage arrière de la Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges marrons clair, tout cela qu'on ne trouvait pas à Paris, dans la banlieue parisienne. Sur la table de jeu et son molleton carmin, la lumière tombait très douce qui filtrait dans le salon par les verres dépolis des portes fenêtres de la véranda attenante au salon. La lumière venait donc du Nord, idéalement placée qu'était la véranda pour la peinture de mon Oncle Michel. Mon Oncle Michel était peintre, un peintre éminemment figuratif, paysagiste, ayant eu son heure de gloire au Salon des Naïfs et Primitifs à Paris, une toile avait été vendue lors de ce salon, la chose paraît invraisemblable. A l'époque mon Oncle Michel s'était enorgueilli d'un pareil succès et puis il disait qu'il ne crachait pas sur le chèque — expression qu'enfant j'avais du mal à comprendre — et que cela mettrait du beurre dans le pinard — expression d'autant plus incompréhensible pour moi, enfant. A vrai dire dans cette famille, comme sûrement dans beaucoup d'autres, nous étions très fiers de cette transmission avunculaire du don de la peinture. Avant mon Oncle Michel, il y avait eu l'Oncle Robert, grand prix de Rome en son temps, il y avait moi maintenant que mon Oncle Michel initiait à la peinture à l'huile, et qui à l'époque, comme disait mon Oncle Michel, promettait, mais l'avenir prouva sans doute que le don avunculaire s'était dilué tant mon Oncle Michel était à des lieux d'un Prix de Rome et comme je ne vendis jamais une toile suffisamment cher pour mettre du beurre dans le pinard. J'apprenais la peinture à l'huile sur des formats tout petits, sur lesquels j'entamais des peintures d'après les carnets de croquis de mon Oncle Michel, essentiellement consacrés aux paysages des alentours. J'écoutais distraitement les conseils de mon Oncle Michel qui se désespérait de me faire entendre raison quant aux ciels que je peignais toujours trop bleus, et qu'il aurait fallu, au contraire, faire monter avec parcimonie, du fait de la difficulté de reprendre un ciel, même à la peinture à l'huile et aussi parce que la couleur bleue était prompte à faire de l'ombre aux autres couleurs, en les dessaturant. Mais je n'en avais cure, me jetant sur les bleus intenses qui conféraient bien évidemment à mes ciels des teintes stratosphériques tout à fait irréelles et inimaginables pour des paysages de plaines du Nord, habituellement baignés de lumière douce et incidente. Mon Oncle Michel profitait que je ne pouvais pas repartir avec mon tableau sous le bras, compte tenu du temps de séchage de la peinture à l'huile, une tentative avait échoué et causé un quasi désastre, parce que posée à plat sur la plage arrière de la Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges marrons clair, un coup de frein un peu brusque de mon père avait projeté la petite toile, pas encore sèche, sur l'anorak tout neuf de mon frère Alain, les parents avaient râlé pour l'anorak, mais m'avaient laissé seul à contempler le désastre de la petite peinture dont les couleurs s'étaient mélangées, débordant les unes sur les autres, elle était foutue. Ma première peinture. Mon Oncle Michel, donc, profitait, donc, du laps de temps entre deux visites dans le Nord pour s'échiner à tempérer le bleu de mes ciels et si d'aventure d'une fois sur l'autre je m'étais rappelé de la couleur initiale de mon ciel, ou que je me sois aperçu que la couleur n'était plus la même, mon Oncle Michel m'expliquait que c'était sûrement à cause de son nouveau vernis, qu'il utilisait désormais, et que ce maudit vernis faisait toujours cela avec les bleus. Pour me consoler il me faisait remarquer qu'au contraire les rouges des maisons en briques étaient très réussis, et au regard de cet heureux résultat, l'intégrité de mes ciels bleus foncé devenait secondaire. Mon Oncle Michel avait également une technique bien à lui, une palette qu'il avait développée lui-même et qui consistait à mélanger un peu d'ocre jaune dans toutes ses couleurs, ce qui conférait à sa palette une grande homogénéité. J'aimais beaucoup ce secret qu'il gardait jalousement et dont je devais absolument taire le principe. Je demandais s'il fallait mettre une pointe d'ocre même dans les verts. Même dans les verts, me répondait mon Oncle Michel, sentencieux. De même pour les murs en briques rouges, grande constante dans les oeuvres de mon Oncle Michel, un savant mélange de carmin, de vermillon, d'ocre bien sur, de Sienne foncée et une pointe de rouge de cadmium permettait à ses yeux d'approcher au plus près la teinte des briques des maisons du Nord. J'aimais particulièrement peindre des murs de brique, si fréquents dans les carnets de croquis de mon Oncle Michel. J'appris plus tard que cette prédilection était coûteuse pour mon Oncle Michel, car c'était essentiellement à l'aide de rouge de cadmium que l'on atteignait la nuance exacte de rouge brique voulue, et les tubes de cette couleur étaient hors de prix. Jamais mon Oncle Michel ne dit un mot de cette contrainte, sans doute qu'il était convaincu que le véritable artiste ne devait pas s'arrêter à de pareilles broutilles, au même titre que mon Oncle Michel avait le plus grand respect pour les règles, parfois mystérieuses et les rites rébarbatifs du jeu de Mah-Jong, entre autres la nécessité de construire une muraille avec les tuiles du jeu, pour chaque nouvelle partie, plutôt que de se contenter d'un vrac des mêmes tuiles, toutes retournées, qui aurait formé une pioche; et la formule d'usage pour justifier cette obédience aveugle aux fondements du Mah-Jong était toute entière contenue dans cette phrase mille fois entendue, le jeu c'est le jeu. Si la règle du Mah Jong avait spécifié qu'il faille aux joueurs, avant d'entamer toute nouvelle partie, de faire trois fois le tour de la table à cloche-pied, en hululant quelques mots de chinois incompréhensibles — mais néanmoins hululés avec l'accent cht'imi — tout en recevant sur la nuque des coups de baguette copieux et munificents de la part des autres joueurs, mon Oncle Michel aurait sans doute insisté pour que nous nous plions à de tels rites et de pareilles règles aussi aberrants soient-ils. Mon Oncle Michel avait d'ailleurs ajouté aux règles ancestrales du Mah Jong quelques rites tout de son cru, tels que l'humiliation du jeune roumi qui se croyait grand maître et qui consistait à donner un gage à celui qui avait abattu deux Pon d'honneurs et qui avait fini son Mah Jong, en faisant un ou deux Chi , sacage d'une belle main dont il se rendait lui-même coupable plus souvent qu'à son tour, excusant son geste d'un le jeu c'est le jeu humble et honteux. La lumière était douce donc qui tombait sur nos murailles et les dés minuscules que nous jetions pour déterminer, savamment, où la muraille devait être entamée pour distribuer aux quatre joueurs, aux quatre vents, leurs écots de treize tuiles, quatorze pour le vent d'Est qui défaussait la première tuile. Nous jouions avec lenteur et mon père soutenait avoir vu des joueurs de Mah-Jong à Singapour, qui jouaient à un rythme frénétique, faisant glisser les tuiles vers le centre du jeu et les claquant d'un coup sec, si elles permettaient de faire un Chi, un Pon, un Kan ou Mah-Jong, conférant sans doute aux parties des allures de jeu de réflexe. Cela laissait mon Oncle Michel rêveur et perplexe qui nous avait exhortés une fois ou l'autre à jouer plus vite par souci d'authenticité et de respect conforme de la cadence de jeu prétendument rapide des Chinois. Ces tentatives d'accélérer le jeu échouèrent, nous n'étions pas chinois et le jeu repris, par la suite, cette lenteur qui de fait aurait peut-être exaspéré un joueur chinois. Pour le reste la magie du jeu opérait d'elle même. Nous annoncions cérémonieusement les tuiles rejetées: sept cercles, printemps, hiver, un bambou, neuf bambous, deux cercles, trois cercles, Nord, cinq cercles, NORD: Pon, cinq bambous, EST: Chi, huit caractères, quatre caractères, six cercles, dragon rouge, OUEST: Pon, deux bambous, dragon rouge, huit bambous, deux bambous, Ouest, dragon blanc, un bambou, cinq caractères, SUD: Pon, deux caractères, un caractère, Nord, dragon blanc, Ouest, deux caractères, neuf bambous, deux caractères, SUD: Pon, quatre caractères, sept cercles, un cercle, huit caractères, été, Est, cinq bambous, Est, Est, sept cercles, quatre bambous, Sud, six bambous, trois bambous, deux bambous, chrysanthème, neuf caractères, OUEST: Pon, six caractères, NORD: Pon, neuf bambous, EST: Mah-Jong! A la fin de chaque partie, mon Oncle Michel tenait une comptabilité serrée à double vérification du décompte des points, n'omettant aucune des subtilités si nombreuses qui permettent à chaque joueur de multiplier la valeur de son jeu par deux, plusieurs fois, des éloges nous étaient adressées à mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel, et à moi, fils de mon père, pour avoir réussi des combinaisons de belle valeur, à base d'honneurs, dragons et vents, un Kan de son vent ou du vent dont on jouait le tour était célébré par mon Oncle Michel, tandis qu'il se désolait que mon père ou lui-même aient fait un Mah-Jong perclus de Chi et aux suites mêlées, c'était du gagne-petit et cela s'appelait bocher son jeu, expression dont je ne parvins jamais à déterminer l'origine étymologique ni même à trouver la trace dans quel que dictionnaire que ce fût — et si un mot est mal orthographié dans le dictionnaire comment ferait-on pour le trouver? Il est pensable cependant que l'expression vinsse du péjoratif Boche pour les Allemands, puisque l'apprentissage du Mah Jong par mon Oncle Michel et mon père, frère de mon Oncle Michel, date probablement de l'Occupation, supposition un peu hardie tout de même. Je me souviens aussi de l'intensité croissante des parties où nous étions tous les quatre — mon Oncle Michel, mon père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel et moi, fils de mon père — tendus vers ce but — faire Mah Jong — qu'il fallait atteindre avant les autres. Les premières tuiles étaient de fait défaussées avec désinvolture presque et puis au fur et à mesure que les autres joueurs avaient étalé quelques combinaisons qui les rapprochaient du Mah-Jong, nous défaussions les tuiles avec davantage de circonspection, soulagés que nous étions de pouvoir défausser de tuiles dont un ou deux exemplaires avaient déjà été rejetés, dans l'attente fébrile d'une tuile du mur qui permettait de faire avancer son jeu, désolés de tirer un bambou tandis que nous collectionnions les caractères, poignardés dans le dos lorsqu'un autre joueur annonçait un Pon, navrés de devoir passer son tour, toujours anxieux que l'on puisse rater une tuile en n'annonçant pas assez vite — mon père était intraitable sur ce point qui disait, trop tard, j'ai déjà tire ma tuile et mon Oncle Michel de renchérir, le jeu c'est le jeu — la tension augmentait et croissait pour chuter d'un coup lorsqu'un joueur annonçait Mah-Jong. Nous abattions tous à regret nos jeux et chacun demandait à tout hasard qui retenait telle ou telle tuile, laquelle aurait également permis de conclure. Si le vent d'Est avait gagné, il gardait le vent d'Est, en revanche si le vent d'Est n'avait pas fait Mah Jong alors mon Oncle Michel annonçait cérémonieusement les vents tournent. Ces parties disputées avec sérieux et protocole plongeaient l'enfant que j'étais dans les mystères insondables et un peu inquiétants de la Chine des Empereurs et de la Cité interdite. Dans mon souvenir je n'aperçois qu'indistinctement le débardeur en jacquard beige et brun de mon Oncle Michel, parce que si d'aucun insinuait que mon Oncle Michel fût vêtu en fait d'un kimono de cérémonie et d'un chapeau pointu tressé, je le croirais sur parole. Tout ce folklore s'écroula le jour où mon ami chinois, Liu Sian, lors de l'un de ses séjours en France dans toute l'exiguité de mon appartement parisien, m'expliqua que le jeu de Mah Jong en Chine était surtout le fait de vieilles rombières de province, des femmes désoeuvrées qui jouaient dans le vacarme assourdissant des commérages colportés de table en table, telles de vieilles Anglaises poudrées ne ratant pour rien au monde leur bingo du samedi après-midi .
                     
            
                                                 
De même je me souviens d'un après-midi, et du soir qui tombait, sur une interminable partie de go avec James. Je ne sais plus à la faveur de quelle discussion James découvrit avec étonnement, que je savais jouer au go — en tous cas, moi, je fus moins étonné d'apprendre que James savait jouer aux échecs — et dès lors nous nous promîmes de croiser le fer au go. C'était en automne, James arriva au début de l'après-midi, avec sous le bras, un jeu de go qui m'intimida tout de suite. En effet, le go-ban, par là j'entends la surface quadrillée sur laquelle les joueurs déposent tour à tour leurs pierres noires et blanches — pour tous ceux qui voudraient suivre un peu plus facilement l'esprit de la partie que j'entends décrire maintenant, je les renvoie à la page 229 à partir de laquelle ils pourront, à moindres frais, se fabriquer un jeu de go et connaître les rudiments de ce jeu — le go-ban donc, qu'avait apporté James m'intimida tout de suite parce que je n'en avais jamais vu de tel. Jusqu'à présent je n'avais joué que contre des amis et des partenaires occidentaux lesquels, tous sans exception, s'étaient toujours acheté de très beaux jeux de go, avec un go-ban en tek, en kaya, en if quoi, en icho ou en honiki ou dans d'autres essences de bois plus précieuses et plus dures encore, dont le quadrillage était finement pyrogravé et nous jouions avec des pierres de bakélite, tout persuadés que nous étions qu'une partie de go qui se respectait devait se jouer dans des conditions optimales de calme et de placidité et, c'était une évidence, sur un go-ban de belle qualité, tels qu'on les trouve généralement chez les antiquaires plutôt que dans les magasins de jeux. En cela, mes partenaires ponantais habituels et moi ne différions pas beaucoup de ces personnes qui ont chez eux un échiquier posé, dans une fausse spontanéité, sur l'angle d'une table basse du salon, les bords de l'échiquier admirablement décorés de marqueterie et les pièces grandiloquentes et baroques, toujours rangées dans leurs positions de départ, moyennant soit une erreur de placement entre le fou et le cavalier, soit entre le roi et la dame, soit plus souvent encore, l'échiquier placé avec une case noire en bas à droite — la case h8 placée en h1, la case h1 placée en a1, la case a1 placée en a8, et la case a8 placée en h8, ou encore la case a8 placée en a1, la case a1 placée en h1, la case h1 en h8 et la case h8 placée en a8, ce qui visuellement est exactement la même chose, et si bien sûr nous voulions être tout à fait précis et exhaustifs, nous pourrions énumérer la liste des éléments de l'ensemble des paires formées par les cases ayant été interverties, soit E, cet ensemble, E={(a1,a8); (a2,b8); (a3,c8); (a4,d8); (a5,e8); (a6,f8); (a7,g8); (a8,h8); (b1,a7); (b2;b7); (b3,c7); (b4,d7); (b5,e7); (b6,f7); (b7;g7); (b8,h7); (c1,a6); (c2,b6); (c3,c6); (c4,d6); (c5,e6); (c6,f6); (c7,g6); (c8,h6); (d1,a5); (d2,b5); (d3,c5); (d4;d5); (d5;e5); (d6,f5); (d7,g5); (d8,h5); (e1,a4); (e2,b4); (e3,c4); (e4,d4); (e5,e4); (e6,f4); (e7,g4); (e8,h4); (f1,a3); (f2,b3); (f3,c3); (f4,d3); (f5,e3); (f6,f3); (f7,g3); (f8,h3); (g1,a2); (g2,b2); (g3,c2); (g4,d2); (g5,e2); (g6,f2); (g7,g2); (g8,h2); (h1,a1); (h2;b1); (h3,c1); (h4,d1); (h5,e1); (h6,f1); (h7,g1); (h8,h1)} — autant de signes donc, qui font toujours sourire narquoisement les véritables joueurs d'échecs, quant à eux bien davantage habitués à jouer sur des échiquiers en molleton souple et avec des pièces en matière plastique singeant le buis. J'appris plus tard en suivant James dans deux ou trois clubs dans le Sud de la ville, que le go pouvait aussi se jouer dans des conditions exécrables, dans le tohu-bohu et le brouhaha d'un bar enfumé et entouré de spectateurs bruyants et toujours prompts à donner des conseils non sollicités, dont ils n'étaient, de fait, pas les payeurs, un peu sans doute à la manière des parties d'échecs disputés dans des cercles tels que j'en connaissais à Paris, où tout un chacun suffoquerait sans délai de l'odeur âcre et pénétrante de cendriers froids et de chemises collées aux aisselles de transpiration mauvaise, si tout un chacun n'était pas, soi-même, entièrement absorbé dans une partie poignante, toutes pensées accaparées par une position acéréee. Or le go-ban du jeu de James était en fait constitué de deux rectangles de carton, repris par une épaisse bande adhésive toilée, et qui se dépliait en un carré quadrillé dont les lignes étaient suffisamment effacées par endroits pour qu'elles fussent repassées à la main à l'aide d'un feutre. Une ancienne boîte de biscuits, elle-même très patinée et rouillée aux jointures, contenait sans ordre toutes les pierres du jeu, noires et blanches pêle-mêle. A l'évidence un grand nombre de parties avaient déjà été disputées sur ce jeu fatigué qui de fait me rappelait l'usure, très avancée elle aussi, de mon échiquier et de ses pièces dont une ou deux, brisées, avaient été recollées sans soin excessif, et de la boîte les contenant dont le fond était dorénavant retenu par un épais morceau de scotch noir grossier. A cette vétusté, je compris immédiatement que j'allais prendre une raclée. Mais encore à cet instant, tandis que James avait posé son jeu, défait son manteau et que je lui avais proposé un verre et un cendrier, j'étais déterminé à vendre chèrement ma peau, et pourquoi pas, pensai-je, contrarier le cours naturel de la partie qui s'annonçait. Nous nous installâmes sur une table basse par moi confectionnée avec quelques chutes de bois de coffrage et d'autres récupérations diverses, et donc bancale — il suffisait déjà que je sois un piètre peintre, un peintre en bâtiment, s'entend, j'étais un très médiocre menuisier dont la seule spécialité était de fabriquer des châssis pour mes toiles, lesquelles étaient de fait rarement rectangulaires — ce qui ne me choquait plus, bien sûr — le mauvais aplomb de la table basse, s'entend, tandis que je continuais de pester contre l'irrégularité de mes châssis — mais cela, le déséquilibre de la table basse, dérangea James immédiatement. James s'enquit d'un morceau de carton d'emballage qu'il plia dûment en quatre pour caler le pied défectueux de ma médiocre table basse. Je fis alors remarquer à James qu'il y avait deux types d'approches devant une table ou une chaise bancales — et par extension toute autre situation boiteuse — celle qui consistait à la palier prestement, comme il venait de le faire — approche dite classique ou rationnelle — et cette autre approche — dite romantique — incertaine et empirique qui consistait à souffrir de l'instabilité de la table, de la chaise ou de la situation, des années durant, à l'époque, j'avais dit vingt ans, de ne jamais y remédier, et puis finalement d'éprouver une sorte de fétichisme à l'égard de cette imperfection , et, j'avais ajouté, toujours à l'époque, et d'écrire un roman dans lequel cette table ou cette chaise bancales tenaient un rôle déterminant. Dans son sourire habituellement courtois mais un peu perfide, James me dit alors que nous verrions bientôt laquelle de ces deux approches, la rationnelle ou la romantique, se montrerait la plus apte à rivaliser au jeu de go. Cette remarque acheva de détruire tous mes espoirs minuscules de sortir indemne de cette partie. Mais j'étais joueur et je n'entendais pas poser les armes sans avoir combattu. Je convoquais en toute hâte mes rudiments de go et je décidai de jouer avec une lenteur circonspecte, toute étudiée pour impatienter mon adversaire — stratagème peu élégant et pourtant éculé offrant malgré tout, aux échecs, des résutats assez probants lorsqu'il est employé en face d'un adversaire un peu trop pusillanime et empressé de faire éclater sa supériorité — et me donnant comme but tactique de jouer des thèmes défensifs, notamment tentant de constituer de ces fameuses figures appelées oeil, dans les territoires que mon adversaire allait construire, et qui sont, comme la pierre sur laquelle viennent se casser les ciseaux, des tumeurs de gangrène dans le camp adverse. Je jouais avec lenteur donc, faisant mine de poser doctement le pour et le contre de chaque emplacement sur lequel j'envisageais de poser mes pierres. Mon adversaire, au contraire, plaçait ses pierres avec davantage d'assurance et surtout moins de tâtonnements. En cela mon adversaire ressemblait un peu à une abeille qui butine, se déplaçant de fleur en fleurs, sans ordre apparent pour l'observateur non initié, mais sans atermoiement, selon un système imparable bien qu'invisible au néophyte, et surtout avec la sûreté née de l'habitude. De fait tandis que je concentrais mes coups sur une région du go-ban où j'entendais construire un oeil multiple dans le territoire ouvertement déclaré de mon adversaire, ce dernier ne m'offrait qu'une résistance lâche dans ce combat local jouant parfois des pierres dans une toute autre région du go-ban, laquelle n'avait aucun rapport ou proximité géographique avec la situation que je vivais avec intensité dans mon oeil prétendument intrusif. En fin d'après-midi, le jour vint à décliner lentement, une lumière grise entrait maintenant par les fenêtres et éclairait, avec une parcimonie croissante, le go-ban sur lequel s'accumulaient les pierres noires et blanches en un réseau visuel, sans cesse changeant, métamorphose permanente qui a toujours beaucoup contribué à mon plaisir de jouer au go. L'obscurité avait pris possession de tous les coins de la pièce, tout à notre partie, nous ne pensions pas à allumer. Nos pensées comme nos yeux s'abîmaient dans le quadrillage du go-ban, j'étais sur le point de fomenter un complot imparable sur trois pierres isolées de mon adversaire, que je pensais pouvoir prendre à rebours dans une construction de type shicho — position en forme d'escalier dans laquelle les pierres entourées et conquises courent à leur perte tout à fait, en tentant de se débattre et de se défaire de l'étau adverse, ce qui peut les conduire, par leur entêtement, jusqu'aux bords du go-ban, comme acculées au bord d'un précipice. Donc, tandis que j'assaillais trois pierres isolées de mon adversaire, ce dernier me dit qu'il considérait l'issue de la partie comme acquise, et attendait, de ce fait, mon consentement pour clore la partie. Pour ceux peu familiers des règles du go, que je continue de reporter à la page 229, il faut savoir qu'une partie de go prend fin dans le commun accord des deux adversaires qui reconnaissent ainsi que la partie ne comporte plus d'opportunités pour l'un d'eux d'agrandir son territoire au détriment de l'autre . Ma réaction fut, en bon occidental un peu borné, outrée, je fis remarquer à mon adversaire que je venais de jeter mon dévolu sur trois de ses pierres esseulées les tenant dans une tenaille de fer, en shicho, donc. Mon adversaire argua qu'il ne se faisait aucun souci pour ces trois pierres, qu'il disposait d'un shicho-breaker, par là il entendait que dans le parcours circonvenu dans lequel j'entendais conduire ses pierres, comme vers un précipice, se trouvait en fait un début de réseau formé par ses pierres, l'index droit de mon adversaire dessinant une descente en escalier, vers le bas du jeu, pour s'arrêter sur les pierres en question, qui lui permettraient de rebondir si tant est que je m'entêtasse à tenter, tétu, d'étêter de perpétuels fugitifs. Mon adversaire commençait à avoir raison de mon optimisme vacillant. Puis il me fit remarquer que quand bien même il n'eût pas, en l'espèce, disposé d'un shicho-breaker, il m'aurait volontiers abandonné ces trois pierres et leur territoire afférent, mais qu'en revanche, je ne serais jamais parvenu à lui contester sa suprématie aux abords ce cette mince victoire tactique qui avait requis beaucoup de mes efforts, aveugles de la stratégie plus englobante de mon adversaire et qui étendait son pouvoir et son efficacité, aux quatre coins du go-ban. Sans doute cet oeil minuscule que j'étais parvenu à construire au prix d'efforts fastidieux, et donc d'un grand nombre de pierres jetées sans recul dans la bataille, et dont l'efficacité avait été somme toute très modérée, cette construction fragile et empirique donc, avait, nul doute, donc, coûté ma perte en voilant mon regard du plus large dessein de mon adversaire. Je me levai pour allumer une petite lampe posée sur un coffre à l'angle du salon, et de fait dans son éclairage doux, toute la lumière était faite sur ma déconfiture. Je me rembrunis tout à fait et fit amende honorable auprès de James, m'excusant d'avoir pu lui dire que je savais jouer au go, quand à l'évidence, je soutenais si médiocrement la comparaison, j'aurais du lui dire que je connaissais les règles du go au même titre que nombreuses sont les personnes en Occident qui connaissent le maniement des pièces d'échecs, mais peu nombreuses sont-elles, somme toute, pour lesquelles les noms de Nimzovitch, Caro-Kahn, Petrov, Alekhine et Najdorf auraient évoqué le moindre concept tangible, tandis qu'à l'évidence les noms de U, Osan, Kumoshi, Wakino, Honinbo Sancha, Hayashi, Inoue, Yasui, Honibo Sayetsu, Berimbau, Yasui Sanchi, Inoue Inseki, Honinbo Jowa et Honinbo Shuwa, ne m'auraient pas évoqué grand-chose, tout grands immémoriaux du go qu'ils furent. Plus courtois que jamais, James me dit que j'avais été un agneau innocent et qu'il s'était comporté comme le loup entré dans la bergerie, [ dès qu'on lui avait ouvert la porte ], remarque qu'il laissa échapper avec un sourire canin inattendu et que je ne lui connaissais pas. Dix ans plus tard tandis que je revis James en voyage d'affaires à Paris, et que nous discutions de choses et d'autres, notamment de cette époque où nous vivions tous les deux à Chicago, aux Etats Unis d'Amérique, après tout ce temps, avait dit James, je lui demandais s'il jouait au go toujours aussi férocement — tant j'avais gardé la mémoire vive de son sourire canin et de ma condition d'agneau innocent — il sourit, sans doute dans le souvenir de son festin d'agneau gras pour loup affamé, et s'excusa presque en arguant que depuis dix ans déjà, son niveau de jeu avait beaucoup baissé, parce que d'après lui, il n'y mettait plus autant d'importance et peut être pas la même méchanceté. Ce sont ses mots. Je fus tout à coup parcouru d'un épouvantable frisson rétrospectif en me rappelant cette partie lointaine qui avait tourné à la leçon de modestie pour mon compte, mais à l'époque je n'avais pas ressenti qu'il se soit agi de méchanceté, cette dernière m'atteignait, enfin, avec dix ans de retard.
 






 Quand mon ami chinois Liu Sian venait à Paris, il prenait donc ses quartiers chez moi, dans toute l'exiguïté de mon appartement parisien, au 227 de l'avenue Daumesnil. Liu Sian venait surtout à Paris pour vendre ses toiles, qui se vendaient d'ailleurs très bien, pour la plus grande perplexité de Liu Sian qui voyait non seulement sa peinture alimentaire partir comme des petits pains — et ce bien que je fusse incapable de lui dire quelle était la couleur préférée des Français, tout comme les Canadiens sont, d'après Liu Sian, très preneurs de bleu — de même que ses toiles qui d'après lui ne relevaient pas de sa peinture alimentaire. Pour ma part j'éprouvais une difficulté croissante à faire le distinguo entre la peinture alimentaire de Liu Sian et sa peinture non commerciale, mais tout de même commercialisée avec succès à Paris. Liu Sian connaissait en effet de très beaux succès mercantiles, vendant l'intégralité de ses expositions aussi bien celles de peinture alimentaire que celles de peinture non commerciale. Pour ce qui était du distinguo, Liu Sian, lui si, voyait encore la différence. Etant ordonné de nature, il avait deux galeries parisiennes — si je ne me trompe, elles étaient toutes les deux sises dans la rue P à Paris — une des galeries à laquelle il confiait ses toiles de peinture alimentaire, l'autre à qui il confiait sa peinture artistique, entre guillemets. Cette organisation bipolaire devait pour beaucoup contribuer à ce qu'il ne mélangeasse pas les genres des peintures, et lui permettait sûrement d'y voir suffisamment clair et, de ce fait, de garder encore assez distinctement à l'esprit le distinguo entre peinture alimentaire et peinture non commerciale, distinguo qui m'apparaissait en revanche de moins en moins nettement. Pour ma part au contraire, les choses ne connaissaient pas le même tour favorable. Liu Sian, et ce n'était pas uniquement de l'amitié de sa part, ne parvenait pas à comprendre — pas davantage qu'il ne s'expliquait les raisons de ses succès — comment il était possible que mes toiles les rares fois où elles furent exposées à Paris ne se fussent pas vendues du tout, et comment il se faisait que je n'ai, jusqu'à présent, eu que deux expositions parisiennes dans des galeries, toutefois suffisamment excentrées, pour que tout un chacun, fréquentant habituellement le milieu des galeries du centre de Paris, ignorasse jusqu'au nom de leurs rues. Ces expériences ne furent pas amenées à se reproduire, il faut dire que de telles déconvenues, de telles méventes, avaient tôt fait de froisser définitivement les rares galeries qui avaient couru le risque d'organiser des expositions d'invendus , c'est à dire de mes toiles. Décidément le marché de l'art parisien semblait, de ce que Liu Sian pouvait en juger, au vu de nos deux expériences opposées, obéir à des lois propres qui défiaient toutes les autres, celles des principales capitales que Liu Sian — qui avait fini par obtenir une notoriété internationale naissante — fréquentait assidument de ses expositions. Par ailleurs j'avais cessé toute activité de peinture alimentaire à mon retour des Etats Unis d'Amérique, le marché de la peinture en bâtiment français, aux exigences de qualité sans doute plus grandes, avait également été retors à mes efforts de percée dans le milieu. Comme j'étais incapable d'entamer la moindre carrière de peintre de peinture alimentaire, de peinture alimentaire artistique, s'entend, ne parvenant pas, entres autres choses, à me décider pour une patte, qui à défaut de m'être personnelle, pusse être reconnue comme telle par les amateurs potentiels de peinture alimentaire, j'avais résolu de gagner ma vie, et mes tubes de peinture, en commençant une carrière dans un secteur qui paraissait plus porteur, celui de l'informatique, mais qui présentait l'inconvénient majeur d'être sans rapport avec mes compétences quelles qu'elles fussent. Aussi ne faisant pas immédiatement montre d'aptitude pour les lois pourtant binaires qui régissent l'informatique, mon horizon s'en trouva rapidement bouché: les tâches qui me furent de prime abord imparties consistaient essentiellement à remettre des autoroutes de listing vierge auprès d'imprimantes gloutonnes et dont le ronronnement, le ronflement, les roulements, la rumeur, les grondements presque, les chocs et les entre-chocs, le fracas, les grésillements, le brasillement, le brondissement, le bruissement, le clapotage, les clapotis, les clapotements, les clappements, claquements, craquements, craquettements, les crépitations, les crépitements, les crissements, tapements, tintements et les petites stridulations, l'hydatisme — encore que d'hydatisme, il soit délicat et sans doute déplacé de parler tant ces imprimantes étaient, aussi compliquées fussent-elles dans leur fonctionnement, dépourvues d'organes — les raclements, le vrombissement des mécanismes obscurs obéissant à un ordre complexe qui leur était propre, un peu à l'image de celui qui régit le marché de l'art parisien . La cacophonie de ces imprimantes donc, reproduisait à merveille, mais dans une plus petite échelle, bien qu'avec une régularité toute métronomique, l'abattage de grands arbres avec une fréquence effrénée à laquelle les forêts du monde entier n'auraient pas survécu plus d'une semaine. En outre le rythme déchainé des imprimantes, le caractère répétitif de leur production, l'automatisme régnant sans partage sur toutes les tâches et enfin, le côté binaire, bien sur, de la plupart des situations, déteignaient beaucoup sur la nature un peu sèche des rapports entre les êtres qui travaillaient au sein du service informatique, état dans l'état dans l'entreprise, et dont tous les locaux et les équipements rappelaient sans difficulté le décor des séries américaines de science-fiction des années soixante, seules quelques indications immuables telles la machine à café, un calendrier des postes, des porte-manteaux et des placards pour effets personnels aux rustiques combinaisons à trois chiffres, qui se distinguaient les uns des autres davantage par les autocollants que d'après leurs numéros de casier, ainsi certains collègues marquaient leur appartenance à une région, autocollant de la région Loire, tandis que d'autres clamaient leur allégeance aux destinées d'un club de football, le Paris Saint-Germain, en tête au nombre des autocollants sur les placards, devant l'Olympique de Marseille et l'A.S. Saint Etienne, quand d'autres, enfin, étaient soucieux de se distinguer par la marque de leur voiture, autant de détails, somme toute, qui sont le plus souvent négligés, à tort, par les réalisateurs de séries américaines de science-fiction, nous laissant croire, sans doute que la nature humaine aura tellement évolué d'ici au XXVIIème siècle que les hommes en l'an 2601 ne s'abreuveront plus de café le matin, sauront toujours quel jour de la semaine on est, n'auront jamais besoin de se dévêtir et ne se passionneront plus pour les trajectoires désordres, de vingt deux de leurs semblables autour d'une sphère de cuir, capricieuse dans ses rebonds inégaux ou encore pour la marque de leur moyen de transport individuel. J'avais donc sous les yeux un échantillon de l'humanité à venir et de ce que je pouvais voir, cet homme-là était assez inapte au dialogue et à la parole. Prenons un exemple. En sortie — j'avais fini par maîtriser ce précepte informatique universel du couple entrée/sortie, — les imprimantes n'étaient pas avares de montagnes de listings aux altitudes équivalentes à celles que je prodiguais en entrée à ces bécanes — autre terme universel informatique et qui désigne essentiellement toute chose animée, si ce n'est mue d'une volonté propre— lesquelles montagnes de papier étaient déliassées par mes soins — là aussi le terme technique exact est dispatché et tous mes efforts auprès de mes collègues pour réintroduire le verbe déliasser furent vains — et triés en des piles ordonnées, une pile par destinataire. L'exemple du destinataire. Les destinataires étaient le plus souvent des programmeurs, soit très absorbés, et cela je pouvais le comprendre, le décryptage de suites ininterrompues de signes sans cohérence immédiate — tels un texte écrit en chinois lu par un Occidental — dont recelaient les états ( listings imprimés ) devait sûrement demander un niveau de concentration comparable à celui nécessaire à la conduite d'une prenante partie d'échecs, soit les programmeurs étaient-ils méprisants à l'égard de cette sous-gente informatique que mes collègues et moi devions représenter à leurs yeux, tant nos aptitudes informatiques étaient médiocres, surtout en comparaison de leur très grande maîtrise des lois binaires précitées, dans tous les cas de figure les contacts avec d'autres employés étaient donc limités, puisque les programmeurs étaient soit trop absorbés, soit trop méprisants pour nous adresser la parole, toujours est-il que les seules vraies paroles échangées l'étaient avec mes collègues aux relèves. Ainsi lorsque je faisais partie de l'équipe montante, en fait d'équipe, j'étais seul, l'équipe descendante, c'est à dire mon collègue dont le quart — c'est à dire le tiers d'une journée — précédait le mien me disait en général, dans l'ordre: Salut. Ça va? Y a la 780 qui déconne, j'ai fait un appel à l'inspection IBM. Les autres bécanes ça va. Lorsque je faisais, à mon tour, partie de l'équipe descendante, la situation que je transmettais avait peu évolué: je m'entendais dire: Bonjour, ça va?, j'ajoutais par pur bavardage, depuis hier, mais l'équipe montante, un fort gaillard moustachu aux épaules de déménageur, l'équipe montante, donc, était généralement peu réceptive à l'ironie cachée et diffuse de cette remarque. Les bécanes ça va. Par contre — j'avais essayé de dire en revanche une ou deux fois mais l'équipe montante m'avait fait répéter aussi je finis par corriger de moi-même cet écart verbal et le remplaçait par le barbarisme en vigueur, c'est à dire par contreil n'y a plus de 2246 — le 2246 étant un listing de papier pré-imprimé qui servait à l'envoi de courriers bien particuliers aux clients de la société qui m'employait. Et si d'aucuns un peu exacts dans leur lecture souhaiterait se faire une idée de ces quelques paroles dans leur contexte bruyant, je les engage vivement à mettre en route simultanément tous les appareils électroménagers dont ils disposent, et de crier au plus fort de leur gorge et de leurs poumons: Bonjour ça va? Les bécanes, ça va, par contre il n'y a plus de 2246, faut en recommander . Les lecteurs attentifs auront tôt fait de remarquer qu'une aussi médiocre et frugale communication ne suffira jamais à l'honnête homme. Ajoutez à cet embryon d'échanges avec d'autres hommes, des conditions de travail rebutantes, je ne reviens pas sur le bruit quasi-ininterrompu des imprimantes, lesquelles fonctionnaient en trio et la meilleure conduite de ces imprimantes consistait à intervenir à leur chevet à tour de rôle. Les périodes de relative inactivité, inactivité de l'homme pas celle des machines, c'est à dire ces périodes éminemment bruyantes puisque les trois bécanes tournaient à plein, étaient comblées par le déliassage du listing et son tri, de même que d'autres menues activités, telles que le recensement des pré-imprimés et le remplissage des bons de réachalandage, des passages brefs d'aspirateur sur les parties sales de l'imprimante et autour de l'imprimante et notamment après chaque réapprovisionnement d'encre en poudre, ou au contraire après chaque vidange de l'encre saturée, Il y avait trois imprimantes, la 780, la 781 et la 782 ( il était généralement entendu de dire sept huit un et non sept cent quatre vingt un ) et puis aussi une imprimante à trous dont l'emploi tendait à se marginaliser, cantonnée qu'elle était aux petits tirages d'une part, mais surtout à des pré-imprimés qui menaçaient à tout moment de ne plus être recommandés, obsolescence partagée avec l'imprimante elle-même. Nous fuyions tous les tâches à exécuter sur cette imprimante, partagés entre deux attitudes, prendre en compte l'obsolescence par anticipation de ce vieux matériel et faire preuve d'une procrastination qui se reportait d'équipe en équipes sur plusieurs jours, parfois sur deux semaines, jusqu'à ce que le chef d'exploitation ne s'aperçoive lui-même qu'une série d'imprimés était en attente sur ce vieux bouzingue, cette usine à gaz, et qu'il fasse de cette impression un impératif, mieux valait ne pas être le pauvre élu de cette remontée de bretelles, toujours sommé de s'exécuter sur le champ, et d'écoper ainsi de la rébarbative corvée. La mise en route et les réglages fastidieux de cette imprimante nous portaient à tous sur les nerfs, et tout particulièrement son bruit de fonctionnement qui ressemblait à celui d'une mitraillette en surchauffe . Le constructeur de cette imprimante avait conçu un système de capot amovible et escamotable qui étouffait un peu le bruit des rafales , mais de rabattre le capot n'était pas sans risque, puisqu'un défaut de conception faisait que le capot rabattu entraînait plus souvent qu'à son tour un engorgement de l'autoroute de papier et des bourrages répétitifs du listing. L'intervention qui consistait à résorber ce fatras de papier emmêlé portait également, sinon davantage, sur les nerfs, ce qui fait, bien sur, que mes collègues et moi-même avions résolu de faire fonctionner ce dinosaure le capot ouvert dans le vacarme de sa mitraillette frénétique . La mise hors tension définitive de cette maudite bécane fut fêtée par tous et c'était un bonheur que de se dire que nos procrastinations généralisées à toutes les équipes avaient fini par convaincre en haut lieu, en passant par le chef d'exploitation, de l'obsolescence de la bécane et de son départ, finalement, pour la casse. Il y avait donc trois imprimantes IBM de type trois mille huit — et j'écris la chose en lettres tant je ne fus jamais tout à fait sur que cette dénomination signifiait 3008 ou 3800. Comme je l'ai écrit, lors des périodes de productivité faste, elles devaient fonctionner de concert et il convenait d'aller du chevet de l'une au chevet de l'autre à tour de rôle et de cantonner ainsi l'arrêt de l'impression pour intervention à une seule imprimante à la fois, pendant que les deux autres continuaient de tourner. Sur les trois mille huit, les interventions les plus fréquentes obéissaient à cinq codes d'erreur inscrits sur le petit écran à diode sur le côté de l'imprimante, lesquels codes s'affichaient en clignotant pour attirer l'attention des opérateurs avec force signal sonore , sans doute destiné, paradoxalement, aux sourds, à ceux d'entre nous qui auraient tout à fait perdu l'ouïe et qui de ce fait auraient manqué de remarquer qu'en s'arrêtant, une imprimante représente un déficit sonore d'un tiers par rapport au volume le plus fréquent de la pièce, lequel correspond, évidemment, au fonctionnement simultané et à plein régime des trois imprimantes: le code 01, plus de papier en entrée, enlever le carton vide, opération faite du pied tandis que les deux bras sont lestés par le carton plein du papier de remplacement, remplacer carton vide par carton plein, opération toujours délicate pour les lombaires, tirer le listing, le passer sous la brosse amovible, aligner début avec fin, joindre les deux à l'aide du ruban adhésif bleu ciel, prévu à cet effet, libérer le chemin du papier, appuyer sur la touche libération, puis la continuité ayant été éprouvée, faire départ, par acquis de conscience, vérifier que la réception n'empâtit pas du changement de rame, le code 32, bourrage de papier dans le chariot de réception, le plus en amont possible, couper le listing à l'aide du sabre de matière plastique bleu cobalt , lequel se range dans la fente-étui prévue à cet effet, à droite du chariot de réception, insérer le listing, inverser les deux ou trois plis dans le chariot de réception, le remonter et faire départ, le code 04, encre faible, arrêter l'imprimante, ouvrir la trappe, abaisser le bidon d'encre précédent et le percolateur, tapoter sur le bidon précédent pour se débarasser des petits tas d'encre collés aux parois du bidon, soulever doucement le bidon et le désengager, retenir son souffle, jeter le bidon dans la poubelle qu'on aura approchée préalablement, dévisser le couvercle du bidon d'encre neuf, l'engager sur le percolateur, enfoncer l'opercule d'un coup sec, réintroduire le couple percolateur-bidon dans la trappe, refermer la trappe, faire départ, passer l'aspirateur — fait ingénieux, chaque imprimante était équipée de son propre système d'aspiration , avec son manchon flexible et ses embouts accessoires, et enfin son bac de réception, lui même objet de vidages réguliers, lesquelles opérations de vidage devaient être suivies d'une nouvelle aspiration des abords de la bécane, parterre, dans le fond ou sur les parois de l'imprimante, du fait du trop plein du bac de réception de la poussière: en soi, la bécane se comportait comme une véritable réaction chimique, papier + encre + données ( reçues par le cerveau de l'imprimante ) = listings imprimés + précipité d'encre saturée + poussière, ce qui obéissait tout à fait à Lavoisier: rien ne se perd, rien ne se crée tout se transforme — passer l'aspirateur donc , à moins que ce ne soit bientôt l'heure de la relève et leur laisser la bécane en l'état, code 26, rupture de l'autoroute de papier avant le four, vider le chariot de réception, libérer le chemin du papier, couper le listing, passer l'aspirateur dans la bécane, recharger le papier, faire libération, demander au pupitreur un backspace de 20 pages, faire départ, arrêter l'impression dès que la bécane repart, relever le numéro de la première page imprimée, relancer l'impression, récupérer le listing extrait du chariot de réception, repérer toutes les pages postérieures au numéro de page relevé et les jeter à la poubelle réservée au papier, code 28, oui je me doute bien que ce soit être un peu fastidieux à lire tout cela mais il faut bien que je vous explique le boulot , code 28, donc, rupture de l'autoroute du papier après le four, deux cas d'école, premièrement la rupture est franche et alors il faut traiter comme un code 32, deuxièmement, la rupture n'est pas franche et le papier est déchiré et alors il faut conduire les mêmes opérations que pour un code 26. En dehors des interventions auprès des imprimantes, il y avait aussi, la vidange de l'encre saturée, indiquée par aucun code, mais mieux valait s'en apercevoir avant le trop plein qui certes ne gênait pas l'impression en soi, mais se répandait salement à l'arrière de l'imprimante, à ce point de vue, aucune solidarité ne régnait entre les équipes puisqu'une équipe sur le point d'être descendante n'anticipait jamais cette vidange, pour éviter à l'équipe montante la déconvenue d'un trop plein, en début de quart et donc en début de tiers de journée, d'ailleurs l'une des premières choses à faire en début de quart et donc de tiers de journée, consistait à vérifier l'état d'avancement des bacs de réception d'encre saturée, et de pester contre l'insouciance et la désinvolture de l'équipe descendante, de n'avoir pas anticipé l'intervention, manque de prévoyance et laisser-aller dont on se rendait également coupable en fin de quart, et donc en fin de tiers de journée; il y avait aussi déliasser le listing, du gras du pouce, égrener les pages en surveillant les repères sur les tranches, ce repère atteint, chercher la bannière de début ou de fin de l'état, selon que la pile de listing ait été ou non retournée, poser la main à plat sur la bannière de fin ou de début, selon que la pile de listing ait été ou non retournée, donner une pichenette à l'angle sur la couture et ensuite, tirer d'un coup sec dans le claquement de la couture du listing, qui cédait sur toute la longueur d'un seul coup, empiler les états ainsi délaissés en quinconce, approcher le chariot sur lequel on a rangé les états, en tas et en quinconce, des casiers de tri, en prendre un tas calé sur l'avant-bras gauche et de la main droite, jeter les états dans les casiers idoines; il fallait aussi recenser les potentielles ruptures de stock de papier, ramasser une carte perforée dans une poubelle, se munir d'un crayon que l'on gardera derrière l'oreille, passer dans les rayons, toujours vérifier que les cartons entreposés sur les étagères du haut soient effectivement lourds et donc contiennent de fait du papier en quantité et non juste quelques feuilles, marquer les manques, 2246 X 2 pour deux nouveaux cartons de 2246, faire tous les rayons, retourner en salle, dans la chaleur moite produite par les bécanes qui tournent et de fait expriment l'humidité du papier, retrouver aussi l'odeur du papier chaud et de l'encre en fusion, remettre du papier dans la 780, et puis dans un tiroir, le deuxième en partant du haut, le tiroir de l'équipe du soir, en fait les trois tiroirs contenaient rigoureusement la même chose, c'est à dire des bons de réachallandages, un ou deux crayons et des magazines à caractères pornographiques, dans lesquels des photographies de femmes lascives côtoyaient des photographies de voitures de course ou d'images sanglantes de faits divers juteux, et traditionnellement un reportage sur les requins requiem de l'Océan Indien, dont les carnages sur de belles pièces de viande avariées étaient photographiées, avec force gros plan, au grand angle, ce qui donnait à voir que ces animaux n'étaient que gueule ouverte et ornée de dents passablement mal alignées, au même titre sans doute que les femmes présumées lascives n'étaient que fesses cambrées, opulentes poitrines et chattes béantes, prendre donc un bon de réachallandage, ne pas trop flâner sur la une du magazine sur le dessus de la pile, s'appuyer sur le capot d'une des vielles imprimantes, dite à trous, et bien appuyer à cause de l'exemplaire carboné, écrire 2246 X 2, pour deux cartons de 2246; enfin lorsqu'une imprimante est en attente de réception de données, en profiter pour l'arrêter et passer un coup d'aspirateur un peu partout et puis faire départ, entre-temps, les données sont arrivées et l'imprimante repart. L'essentiel du travail consistait donc à passer d'une imprimante à l'autre, d'un code à l'autre. Comme je l'ai dit il y avait trois imprimantes, la 780, la 781 et la 782, et comme nous l'avons vu ensemble, cinq codes d'intervention potentiels pouvaient se produire, le code 01, le code 32, le code 26, le code 28 et le code 04, les choses allaient ainsi, code 01 sur la 782, remettre du papier, code 01 sur la 781, remettre du papier, la 780 tourne toujours, code 32 sur la 781, bourrage, en remettant du papier dans la bécane, le pli a été inversé, cela arrive, défaire le bourrage et repartir, attendre et vérifier que la bécane repart pour de bon, code 26 sur la 781, refaire le chemin du papier, relancer, 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, elle commence à me faire chier celle-là, 781, code 01, remettre du papier, relancer, je sens bien que certains commencent à douter, se demandant si je vais continuer comme cela encore longtemps, la réponse est oui, c'est que j'ai du boulot, moi, et des impératifs à respecter, alors pour ceux qui ne suivent pas, ou qui ont du mal à suivre, ils n'ont qu'à me retrouver à la page 111, je continue donc, 782, code 28, libérer refaire le chemin du papier, demander un backspace de 20 pages au moins, faire départ, arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 780, code 32, elle s'y met aussi, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 781, en attente de données, arrêt de la bécane et petit coup d'aspirateur, départ, ça redémarre, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ , 780, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la 782, remettre du papier, code 01 sur la 781, code 26 sur la 781, refaire le chemin du papier, relancer, 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 781, code 01, remettre du papier, relancer, 781, code 28, libérer refaire le chemin du papier, demander un backspace de 20 pages au moins, faire départ , arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 782, code 32, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 782, en attente de données, arrêt de la bécane et petit coup d'aspirateur , départ, ça redémarre, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 781, plus de papier, remettre du papier et relancer, 780, code 28, tiens c'est le premier depuis longtemps, libérer refaire le chemin du papier, demander un backspace de 20 pages au moins, faire départ , arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 781, code 32, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 780, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la 781, remettre du papier, code 01 sur la 782, en remettant du papier dans la bécane, le plis a été inversé, défaire le bourrage et repartir, attendre et vérifier que la bécane repart pour de bon , code 26 sur la 782, putain mais c'est pas vrai, elle va pas me faire ça toute la journée ou quoi?, refaire le chemin du papier, relancer, 782, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 781, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 26, cette fois-ci, ça fait vraiment trop chier, j'appelle l'inspection IBM, chercher le numéro de téléphone, ben non je ne le connais pas par coeur , chercher le numéro de contrat, pourvu que ce soit Jean-Louis qui vienne, parce que son remplaçant, si t'as besoin de rien tu l'appelles, c'est Jean Louis qui viendra, mais pas avant cet après-midi, oui je sais en attendant je peux mettre un élastique et un trombone pour maintenir le pont, mais ça ne tient jamais très longtemps, accrocher un trombone dans le fond de l'imprimante, le reprendre avec un élastique au pont, refaire le chemin du papier et relancer , 782, code 26, la preuve, refaire le chemin du papier et relancer, 780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 28, et c'est reparti comme en 40, cette fois-ci c'est avant le four, encore plus chiant défaire l'élastique et le trombone, quitte à ce que ça casse autant que ça casse après le four, pas avant, libérer refaire le chemin du papier, demander un backspace de 20 pages au moins, faire départ , arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 780, code 32, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 781, en attente de données, arrêt de la bécane, petit coup d'aspi, départ , ça redémarre, 780, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 781, plus de papier, remettre du papier et relancer, 782, code 28, libérer refaire le chemin du papier, demander un backspace de 20 pages au moins, faire départ , arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 780, code 32, elle s'y met aussi c'te salope, 780, code 01, remettre du papier et relancer, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 782, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 781, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la 780, remettre du papier, code 01 sur la 782, code 26 sur la 782, ça c'est original, refaire le chemin du papier, relancer, 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 28, rester calme, libérer refaire le chemin du papier, demander au pupitreur un backspace de 20 pages, le pupitreur, encore!ben ouais mon con si tu crois que je me fais pas assez chier comme ça, faire départ , arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 780, code 32, 780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 781, plus de papier, remettre du papier et relancer, 782, code 28, libérer refaire le chemin du papier, demander au pupitreur un backspace de 20 pages au moins, le pupitreur, tu sais que tu m'fais chier avec tes putains de backspaces, penser à demander à un autre pupitreur la prochaine fois, de toute façon, c'est tous des cons dans cette équipe, faire départ , arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, s'apercevoir que cet abruti de pupitreur n'a fait qu'un backspace de 5 pages, arrêter la bécane, donner un coup de pied dans le carton de réserve de papier devant l'imprimante, peser le pour et le contre, il manque combien de pages?, trois pages, s'en foutre comme d'une guigne, relancer l'imprimante , si on vient me dire quoi que ce soit, dire que c'est à la mise sous pli qu'ils ont du bouffer deux ou trois pages, vraiment penser à demander à un autre pupitreur la prochaine fois, sur la 780, code 32, 780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 780, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 781, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la 782, remettre du papier, code 01 sur la 781, code 26 sur la 782, y'avait longtemps, refaire le chemin du papier, relancer , 781, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 26, elle me fait chier c'te conne, refaire le chemin du papier et relancer, 781, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 28, libérer refaire le chemin du papier, demander à un autre pupitreur un backspace de 20 pages au moins, l'autre pupitreur, tu crois que j'ai que ça à foutre! — ma parole ils se sont passés le mot pour me faire chier, faire départ, arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 780, code 32, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 780, plus de papier, remettre du papier et relancer, 782, code 28, libérer refaire le chemin du papier, attendre que le chef d'exploitation fasse son entrée en salle pupitre pour demander un peu bruyamment, en laissant la porte ouverte ils adorent ça ces cons — un backspace de 20 pages au moins, faire départ, arrêter, relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri, sur la 780, code 32, elle s'y met aussi cette conne, râler, partir prendre un café, sélection 1E4 sur le distributeur de boissons chaudes, 1, pour grand gobelet, E4, pour café au lait sucré, introduire les deux balles, attendre la chute du gobelet, de l'agitateur dans le gobelet, puis le sucre, dans le gobelet aussi, quand le truc est bien réglé, d'abord c'est le lait en poudre qui tombe, laisser pisser un peu d'eau chaude puis retirer le gobelet, pour laisser l'excédent d'eau chaude couler dans la bonde du distributeur, le distributeur fait vraiment dans le dilué, remettre le gobelet, c'est le café en poudre qui tombe, puis l'eau chaude, là pareil, ne pas laisser le gobelet se remplir jusqu'au bout, retirer le gobelet et laisser le reste d'eau chaude pisser dans la bonde grillagée du distributeur, bien sur un petit gobelet ça coûte vingt centimes de moins, mais avec une sélection grand gobelet on arrive à faire un petit gobelet buvable , les pupitreurs, chaque ils font la remarque, t'as les moyens de prendre un petit gobelet et d'en foutre la moitié à côté, — ben ouais mon con, c'est une question de classe, de standing, tu peux pas comprendre, le type du distributeur, il nous verrait faire ça, il serait vert, mais bon il n'a qu'à le régler correctement son merdier, nous si on travaillait pareil, il y a longtemps qu'ils nous auraient foutus à la lourde, c'est pas de sa faute non plus faut reconnaître, à lui, on lui dit, tu règles sur tant de poudre, lui il s'en fout, il en boit pas du café de son bouzingue, alors il met tant de poudre, faut pas chercher à comprendre plus loin, enfin en tous cas pour ceux qui suivent jusqu'au bout ils ne sont pas repartis sans rien apprendre, maintenant, ils sauront vraiment se servir d'un distributeur de café, retourner en salle, les trois bécanes sont en carafe, t'étais où tout ce temps, — au café tu vois pas?, toujours redescendre en salle avec un café chaud qui fume encore ils peuvent rien dire, 781, code 01, remettre du papier et relancer , 782, code 01, remettre du papier et relancer , 781, en attente de données, arrêt de la bécane et pas de petit coup d'aspirateur, fait trop chier, départ , ça redémarre, 780, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ , 780, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la 781, remettre du papier, code 01 sur la 780, code 26 sur la 781, refaire le chemin du papier, relancer, 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 782, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 781, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 28, libérer refaire le chemin du papier, demander à un autre pupitreur un backspace de 20 pages au moins, il veut pas le faire, va mourir, je reviens en salle d'impression , je coupe l'imprimante, si on me demande quoi je dirais que j'ai appelé l'inspection, je montrerais le numéro d'appel dans le cahier de consignes, et puis si on me demande s'il n'y a pas moyen de fonctionner malgré tout en dégradé comme ils disent, je répondrais ben non pas avec une tête de noeud au pupitre qui m'envoie chier dès que je demande un putain de backspace, de toute manière on ne me demandera rien et de fait à la fin de la journée on ne m'avait toujours rien demandé, comme quoi on doit se faire plus de soucis qu'eux pour leurs bécanes, sur la 780, code 32, elle s'y met aussi, de toute façon elles me font toutes chier, 781, code 01, remettre du papier et relancer , 780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 780, code 01, remettre du papier et relancer , 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 780, plus de papier, remettre du papier et relancer , code 01 sur la 781, remettre du papier, code 01, code 26 sur la 781, refaire le chemin du papier, relancer , 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier, relancer, 781, code 01, remettre du papier, relancer, sur la 780, code 32, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ , 780, plus de papier, remettre du papier et relancer, sur la 780, code 32, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 780, plus de papier, remettre du papier et relancer , code 01 sur la 781, remettre du papier, code 01 sur la 781, code 26 sur la 781, refaire le chemin du papier, relancer , 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier, 781, code 01, remettre du papier, relancer, sur la 780, code 32, elle s'y met aussi, 781, code 01, remettre du papier et relancer , code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ , 780, plus de papier, remettre du papier et relancer , 781, code 01, remettre du papier et relancer , 782, code 01, remettre du papier et relancer , un programmeur passe en salle pour prendre un listing urgent, c'est un gars du Nord, un ch'timi, pendant que je lui sors son listing, je lui demande dis au fait tu as su pour Monsieur et Madame Bièrqjpraifaire, il sont eu un petit garçon qu'ils ont appelé Michel, [ ça c'est la récompense pour ceux qui lisent jusqu'au bout ], on se marre, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ, 780, plus de papier, remettre du papier et relancer , code 26 sur la 780, refaire le chemin du papier, relancer , 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer , 780, code 01, remettre du papier, relancer , 781, code 01, remettre du papier, relancer , sur la 780, code 32, 781, code 01, remettre du papier et relancer , code 04 sur la 781, tiens c'est le premier de la journée, il y a des jours comme ça, défaire le bidon précédent, le jeter dans la poubelle, remettre de l'encre, refermer la trappe, passer un coup d'aspi , et faire départ , ça roule , ça sort bien noir, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le listing, remettre dans les plis et faire départ , 780, plus de papier, remettre du papier et relancer , 781, code 01, remettre du papier et relancer , 780, code 04, remettre de l'encre et relancer , 781, code 26, refaire le chemin du papier et relancer , on s'oublie vite à ce rythme. D'aucuns, parmi mes collègues notamment, mais surtout chez les inspecteurs IBM, responsables de la maintenance des imprimantes monstres, voyaient de la beauté, vraiment, dans le fonctionnement de cette énorme machine haute d'un bon mètre-cinquante, longue de quatre mètres et profonde d'un mètre cinquante également, et qui fonctionnait sans cesse ou presque, produisant un défilé quasi-ininterrompu de papier imprimé, suivre des yeux ce défilement était d'ailleurs tout à fait hypnotique, le chemin de papier décrivant une grande boucle un peu bousculée et contrariée à l'intérieur de la machine, au travers d'épais écrans de plexiglas fumés, on pouvait voir une féerie d'étincelles, de flash et de clignotements électriques, de la beauté donc, comme d'autres se satisfont du spectacle de bolides rutilants et multicolores parcourant avec monotonie et à toute berzingue des boucles torturées, mais ces amateurs vous assurent que la beauté est ailleurs, sous les capots de ces petits véhicules énervés, dans la magie symphonique des pièces agissant de concert pour produire pareille excitation — spectacle que les amateurs sont capables d'imaginer au travers de la taule à 17.000 tours/minute — je n'étais pas davantage sensible aux petits bolides énervés que je ne l'étais des rouages des imprimantes dont je devais tirer le meilleur rendement possible. Un de mes collègues m'avait même dit un jour elles sont tout de même bien conçues ces bécanes, ce à quoi j'avais répondu qu'elles avaient surtout été conçues pour me faire chier ces bécanes. Ceux-là qui m'expliquaient avec ravissement les ramifications de cette beauté, somme toute conceptuelle, auraient été aussi incrédules et insensibles que je ne l'étais à leur ébahissement, face à mon admiration et mon engouement pour la beauté abrupte, brute et brutale des toiles de Franz Kline. La patience était de mise des deux côtés. Par la suite, il fut remarqué en haut lieu que la lecture des manuels d'utilisation du matériel IBM, rédigés en anglais, ne me freinait pas outre mesure, ce qui était le signe avant-coureur d'une promotion imminente. Voyant là l'opportunité de m'extraire du vacarme des bécanes , je ne contredis nullement mes maîtres et exagérait beaucoup en paroles mes aptitudes informatiques. Cela prit. Et je quittais enfin la salle des impressions. Pour parfaire ma motivation, le chef d'exploitation eut recours à la menace — sans doute aussi pour ne pas avoir l'air de lâcher un peu facilement une promotion, c'était de bonne guerre, sans doute — et m'assura que si dans une quinzaine de jours je ne faisais pas l'affaire, je retournerais aux impressions dare-dare, des enfers on m'avait remonté au purgatoire. Mes chances de réussite dans cette nouvelle place étaient nulles. J'avais été préféré à un autre opérateur — sous cette appellation vague on désigne ceux qui travaillent au chevet des imprimantes — à la plus grande ancienneté: toutes proportions gardées, je faisais figure d'arriviste, et mes nouveaux collègues, mes anciens maîtres, ne me laissèrent aucun espoir quant à une aide bienfaisante de leur part. J'avais de fait beaucoup exagéré mes connaissances informatiques qui en fait s'articulaient autour d'une compréhension généraliste du principe du tout ou rien, plus connu sous le nom de zéro-un. Ce que l'on attendait de moi dans mes nouvelles fonctions, ne m'apparaissait pas en pleine clarté. Un singe en face d'une machine à écrire avait autant de chances que moi de s'en sortir, je décidai donc de singer, pour ainsi parler, mes nouveaux collègues, mes anciens maîtres. J'épiais leurs faits et gestes, leurs paroles, leurs manières de répondre inhospitalièrement au téléphone, Oui pupitre! , je coinçais pareillement ma cigarette entre le majeur et l'annulaire de ma main gauche, et j'affectais les mêmes soupirs de soulagement qu'eux, lorsque le chef d'équipe annonçait une pause café, comme eux je prenais la relève le matin avec une tête d'enterrement et comme eux j'avais le sourire du chat qui a trempé dans le pot de crème, quand la relève arrivait. Je tentais de faire bonne figure en somme. Dans mon travail d'observation assidue de mes collègues, je mémorisais tout ce qu'ils faisaient, toutes les commandes qu'ils passaient sur les ordinateurs, la façon dont certains ponctuaient leurs séries de commandes en appuyant sur la touche entrée, soit de l'index, soit d'une légère tape du bout du doigt, ou soit encore en tapotant, comme du poing, tout en douceur, mais toujours très vite. Je remarquais qu'ils délaissaient certaines tâches qu'ils jugeaient sans doute peu gratifiantes, toutes ces menues besognes, le réapprovisionnement des cassettes vierges, le rangement des bandes, les photocopies des cahiers de consigne, remplir les feuilles de statistique, faire entrer en salle les personnes non munies de badge et qui s'impatientaient à l'interphone, toutes ces minuscules corvées donc, aux sortires de la salle d'impression m'apparaissaient comme le paradis sur Terre, aussi je m'empressais de les exécuter, pensant me faire bien voir de mes nouveaux collègues, de mes anciens maîtres. Je m'aperçus plus tard qu'au contraire, un signe aussi tangible de soumission et d'acceptation des basses oeuvres me desservait dans mes tentatives de me faire admettre de mes nouveaux collègues, de mes anciens maîtres. Le plus difficile était de faire face à la demande. C'était le syndrome de l'analyste-programmeur qui entrait en salle avec son extrait de listing. L'exemple de l'analayste-programmeur qui entrait en salle pupitre avec des demandes particulières. L'analyste - programmeur - avec - son - bout - de - listing et qui entrait en salle était une menace omniprésente de découverte de mon peu de connaissances informatiques. De fait l'analyste - programmeur - avec - son - bout - de - listing entrait en salle pupitre avec son bout de listing pour demander qu'une commande soit passée, qu'un état soit relancé, qu'une classe d'initiateurs soit débrayée, qu'un job soit déholdé, qu'un traitement fût interrompu, qu'une occurrence soit trappée, qu'on fasse un arrêt-relance d'une application, que sais-je encore? — et son bout de listing était en fait brandi par lui comme une preuve irréfutable du bien-fondé de sa demande — vous n'y comprenez rien, ni moi non plus d'ailleurs, à vous on ne peut pas le reprocher, au pupitreur de telles demandes ne devaient laisser aucune place au doute, à l'hésitation. J'avais développé un sixième sens pour repérer dès son entrée en salle de pupitre l'analyste - programmeur - avec - son - bout - de - listing, dès lors j'adoptais une mine tout à fait affairée, feignant de parcourir des pages d'écran, à moi absconses, allant et venant, d'avant en arrière dans l'affichage des pages d'écran, laquelle opération de surplace obtenue par l'enfoncement de touches, celle marquée PF8, puis celle marquée PF7, alternativement. L'analyste - programmeur - avec - son - bout - de - listing approchait, je redoublais d'ardeur dans mon petit manège, il hésitait, c'était tout à fait remarquable de constater que le milieu informatique recelait un très grand nombre d'individus, certainement très capables en informatique, mais qui géraient si mal leur relation avec les autres, et qui de ce fait se laissaient tout à fait décontenancer par l'air renfrogné et le froncement de sourcil d'une personne, qui après tout, pour eux, était une forme éloignée de subalterne, puis l'analyste-programmeur-avec-son-bout-de-listing demandait qu'une commande soit passée, qu'un état soit relancé, qu'une classe d'initiateurs soit débrayée, qu'un job soit déholdé, qu'un traitement fût interrompu, qu'une occurrence soit trappée, qu'on fasse un arrêt-relance d'une application, que sais-je encore? Je lui répondais sur un ton bourru de bon aloi que pour le moment, j'étais un peu occupé, aussi il n'avait qu'à me laisser son extrait de listing, sur le côté, que je le ferai dès que j'aurai fini ce que je faisais. Cette apparente bonne volonté en dépit de mon air grincheux était un soulagement pour l'analyste - programmeur - avec - son - bout - de - listing, qui pour le coup m'aurait même laissé sa chemise, trop content de pouvoir s'échapper à si bon compte. J'attendais qu'il parte, disparaisse tout à fait, puis je demandais à un de mes nouveaux collègues, un de mes anciens maîtres, s'il ne pouvait pas se charger des opérations recquises par l'extrait de listing parce que j'étais fort occupé à reprendre ce foutu truc, pointant du doigt mon écran rempli de choses incompréhensibles par moi. Je gardais alors un oeil sur l'écran de mon nouveau collègue, un de mes anciens maîtres, par dessus son épaule, tâchant de mémoriser ses manipulations pour pouvoir les reproduire sans peine, en une prochaine occasion. Le coup était paré pour cette fois, si l'analyste - programmeur - avec - son - bout - de - listing revenait avec la même demande, je m'empresserais de faire ce qu'il fallait, toutes affaires cessantes, ce qui ne manquerait pas d'impressionner l'analyste - programmeur - avec - son - bout - de - listing, si peu habitué par les autres pupitreurs, mes nouveaux collègues, mes anciens maîtres, à des réactions aussi promptes et cordiales. Je finis à force d'aussi flagrantes supercheries par acquérir ma réputation de grande efficacité, laquelle fut tout à fait parachevée et paraphée par un ingénieur d'origine russe qui avait découvert en moi, enfin, un partenaire digne de lui pour ses parties d'échecs digestives dans le grand hall de la cafétéria — j'eus aussi beaucoup de succès auprès d'autres analystes et d'autres programmeurs, grâce à un répertoire assez étendu de blagues du genre Monsieur et Madame Alise ont eu une fille qu'ils ont appelée Jeanne — tant je soumettais cet ingénieur d'origine russe aux rudesses d'ouvertures Caro-Kahn ou parties siciliennes dont je potassais le soir les détours et les variations, expliquant à ma future ex-femme, que l'acquisition de ces notions était capitale pour la survie de mon emploi. Elle était un peu incrédule, mais je me satisfaisais pleinement de ce subterfuge dont l'avantage était double, je ne perdais pas mon ascendant sur l'ingénieur d'origine russe, d'autre part je n'étais pas obligé de faire la conversation avec ma future ex-femme, conversation qui de toute façon, quel qu'en fût le sujet, la peinture abstraite, les ingérences américaines dans les pays pétrolifères du Tiers-monde, la littérature russe, les avantages et les inconvénients de la cuisine au beurre, ou encore le fragile équilibre de l'équation quantité d'eau quantité de café pour obtenir un café buvable — sujet d'autant plus épineux que la disparité de nos origines créait un fossé culturel entre nous — le Nouveau Roman, qui avait fait la vaisselle la dernière fois et pire encore la musique contemporaine, conversation donc qui tournait au pugilat. Ce qui est somme toute étonnant dans cette affaire, c'est qu'à l'époque mes conditions professionnelles m'apparaissaient des plus précaires, là-même où mon existence paraissait la plus incertaine, et c'est pourtant dans ce domaine, le domaine du travail rémunéré, que les choses sont restées les plus constantes, puisque quelques quinze ans plus tard, je travaille toujours dans le milieu de l'informatique, et qu'au contraire ma future ex-femme s'est véritablement transformée en ex-femme tout court, ton ancienne femme, comme dit ma femme, que je ne peins plus et que par ailleurs je serais bien en difficulté de devoir organiser des pièces d'échecs, fussent-elles blanches ou noires, dans une partie espagnole ou anglaise qui tint en respect un joueur d'échecs un peu confirmé.






 Quand mon ami chinois, Liu Sian, venait à Chicago, il prenait ses quartiers chez nous dans la petite chambre de notre vaste appartement. Liu Sian nous rendit un soir visite à Chicago. Il arriva très peu de temps après qu'une querelle entre ma future ex-femme et moi ait éclaté et se soit somme toute partiellement résorbée: la mauvaise humeur entre nous était encore opaque tandis que l'appartement, et notamment la cuisine-salon, par laquelle nous pénétrions dans notre appartement, portait les stigmates de notre violence coutumière, je n'en fais pas la liste exhaustive mais parmi ces cicatrices, la litière du chat était retournée et ses granulés répandus dans la penderie — le mot penderie en anglais pantry avait une fois provoqué une argutie houleuse qui tourna vite à la dissension entre nous, ignorant que j'étais de la signification de ce mot, ma future ex-femme qui pensait que le mot pantry venait du français, ne voulant pas croire à mon ignorance, me reprochait de faire le pitre et de ce fait de me dérober à la corvée qu'elle tentait de défausser sur moi, dans le cas présent, le rangement des courses alimentaires dans ladite penderie — deux assiettes brisées dépassaient de la poubelle, une aquarelle très sombre de ma future ex-femme, que j'avais encadrée avec beaucoup de soin — en matière de cadre j'étais capable d'une minutie maniaque — tant cette aquarelle sombre, qui paraissait pourtant peu de chose, me touchait beaucoup, à vrai dire, elle m'émouvait et me faisait immédiatement penser aux tons de ferraille de la Mer du Nord tels qu'on les voit après la pluie sur la jetée du Clippon à Dunkerque dans le Nord de la France, cette aquarelle donc, accrochée au-dessus de l'évier, penchait maintenant beaucoup à gauche comme un bateau ivre de tangage — un car-ferry, bousculé et chahuté par les intempéries et la forte houle de la Mer du Nord — au-dessus de l'évier, donc, dans lequel des pétales de maïs soufflés au miel avaient perdu toute croustillance, inondés de lait demi-écrémé et de mousse de liquide vaisselle mêlés, mais chose plus étrange encore, un couteau de cuisine grand comme ça — comme dit la concierge de Tintin dans le Crabe aux Pinces d'Or, joignant le geste à la parole et parlant d'ailleurs d'un revolver, page 8, troisième bande, deuxième case — était fiché dans la porte de la cuisine, incidemment la porte d'entrée de notre appartement. Cette rixe, un peu outrancière tout de même, avait été causée par mon absence de bonne volonté à faire en sorte que tout notre appartement soit immaculé, qu'il subisse, en quelque sorte, un véritable nettoyage de printemps pour accueillir dans les meilleures conditions possible notre ami chinois, Liu Sian. Nos points de vue, celui de ma future ex-femme et le mien, différaient notamment parce que la visite de Liu Sian ne m'apparaissait pas comme une occasion plus particulière qu'une autre visite de tout autre ami, tandis que ma future ex-femme s'était faite toute une idée de saisir l'opportunité de cette visite pour montrer ses dernières peintures à Liu Sian , dans l'espoir d'obtenir de lui qu'il organisât une exposition desdites peintures à Toronto, dans la Province de l'Ontario, au Canada. Dans son esprit donc, il convenait de véritablement dérouler le tapis rouge, un effort que je n'étais pas préparé à consentir parce que je revenais d'une journée de travail fatigante, que je n'entendais pas l'alourdir davantage par la corvée, que je jugeais excessive, d'une currée et d'un décrassage printaniers. S'en suivirent de fait l'empoignade déjà mentionnée et les traces qui en résultèrent comme autant de plaies que notre appartement portait de notre altercation. En soi on pouvait dire que ma future ex-femme, à force d'insister avait fini par obtenir l'exact contraire de ce qu'elle souhaitait, c'est à dire qu'au lieu d'un appartement tellement propre qu'on aurait pu manger à même le sol, selon son expression rebutante, un ménage même superficiel, pour lequel j'étais prêt à me résigner de bonne grâce, n'avait finalement pas eu lieu et, qu'au contraire, la cuisine tenait davantage du capharnaüm. Liu Sian sonna tandis que le gros de la tempête avait soufflé, que j'avais déjà ramassé les deux assiettes brisées, que j'avais jetées dans la poubelle pourtant déjà pleine et que j'essuyais mollement, d'une éponge à peine rincée, les rebords de l'évier de la cuisine, tandis que ma future ex-femme pompait avec nervosité sur une cigarette américaine filtrée et allégée. Nous accueillîmes Liu Sian avec ferveur, j'étais très heureux de revoir cet ami, tandis que ma future ex-femme, malgré la fureur qui s'était prise d'elle pendant la dernière heure était encore capable de rassembler tous ses charmes pour recevoir notre ami chinois, Liu Sian, avec force sourires et embrassades. Liu Sian était d'excellente humeur et ne parut jamais s'apercevoir du désordre de la cuisine, pas même du couteau resté fiché dans la porte de la cuisine. A vrai dire toute la soirée, il resta assis à la même chaise, discutant avec chaleur et jovialité , s'ennivrant sur place, placide et immobile comme vissé sur son siège, tournant le dos au couteau de cuisine grand comme ça, tandis que ma future ex-femme et moi faisions face à notre ami chinois, Liu Sian, et au delà du visage poupon et badin de Liu Sian, qui s'amusait de tout ce soir-là, nous pouvions voir en arrière-plan le couteau de cuisine grand comme ça, fiché dans la porte de la cuisine. Liu Sian repartit de bon matin le lendemain, le couteau resta planté dans la porte toute la journée. Le soir, le temps était orageux, la télévision et la radio mettaient tout un chacun en garde contre les risques potentiels d'un ouragan dans la nuit, je ne pris pas cet avertissement à la légère, et je fis bien, tant je savais comment pareille exécrable météorologie avait des incidences déplorables sur la constance de caractère, somme toute fragile, de ma future ex-femme. Effectivement, en début de soirée, une oposition intense éclata entre nous et comme la dernière en date avait donné lieu à un jet de couteau, je n'étais pas décidé à m'exposer plus que de raison à ce qui ressemblait dans la colère de ma future ex-femme à un ouragan impétueux — et sur le champ, j'aurais donné raison à des générations et des générations de météorologistes américains qui s'étaient cantonnés, jusque là, à donner des prénoms féminins aux ouragans et aux typhons les plus spectaculaires traversant le pays — je sortis rapidement et ne rentrai que tôt le matin. Le couteau resta, une nouvelle nuit durant, fiché dans la porte d'entrée. Lorsque je rentrai tôt le matin, je le retrouvai toujours planté dans la porte. Je le défichai et constatai que sa pointe était tordue et émoussée. Ce matin-là j'employais ma première demi-heure de retour à notre appartement, à tenter, en vain, de redresser la pointe du couteau de cuisine grand comme ça. À ce jour la pointe de ce couteau de cuisine est toujours tordue, particularité que je constate encore aujourd'hui — avant de l'écrire je suis allé vérifier. La pointe tordue et émoussée de ce couteau, grand comme ça, me renvoie toujours à cette matinée. Chaque occasion qui m'est donnée de couper des poivrons en bâtonnets, des courgettes — dont ma future ex-femme avait horreur — en rondelles ou encore en deux coups de couteau dans le sens de la longueur puis en petits morceaux dans le sens de la largeur, des oignons des six façons différentes, méthode dite à la chinoise, en quartiers, en petits dés, en rondelles, en gros morceaux, en hachis, en quarts coupés en deux dans le sens de la longueur, du gingembre, en hachis ou en fines lamelles, de la tomate n'importe comment, des carottes, en bâtonnets, en rondelles, en quarts — deux coups de couteau dans le sens de la longueur — en rondelles, en ellipses, des navets en cinq morceaux aux formes quelconques, des pommes de terre, en morceaux également indifférents, en débitant ces légumes donc, je me souviens toujours de ce petit matin. De fait, il n'est pas rare, il est même habituel, que dans la cliquetis de la lame, affûtée mais légèrement tordue et ébrêchée, s'abattant en rythme sur le bois usé de mon billot, je puisse revoir dans une parfaite netteté, cette aurore où mon logis n'était habité d'aucun bruit, et où, après avoir retiré le couteau de la porte d'entrée d'où il était fiché, j'étais retourné dans la remise à outils, et j'avais essayé, très calmement, de redresser la pointe de ce couteau de cuisine, grand comme ça, tentative dans laquelle j'échouais, ce qui ne me vexa nullement, j'étais calme, remontant dans la cuisine, je préparais du café et retardais aussi longtemps que je le puisse le moment d'aller en porter une tasse à ma future ex-femme dans son lit. Le pouvoir évocateur de ce couteau n'a de cesse de m'étonner. Ainsi, sans même être occupé à couper courgettes, poivrons, aubergines et carottes, pommes de terre, oignons et tranches de lard, il me suffit souvent de regarder le manche du couteau cerné dans son râtelier de bois, pour sentir toute la chaleur matinale de ce mois d'août si lointain, un matin qui faisait suite à une nuit orageuse mais dont l'ouragan prévu n'avait finalement pas éclaté, le nôtre si évidemment. Ce matin calme, ce matin de dimanche, j'entends encore les sons mats produits par mes petits coups de marteau sur un martyr de bois, essayant vainement de redresser cette lame, n'y parvenant pas, sans m'offusquer de mon manque de réussite, continuant. De là où j'écris, je peux voir le manche du couteau: je sens l'odeur de ma sueur dans la chaleur de cette matinée d'août, l'odeur de cendrier froid de ma chemise qui m'a contenu fumant, et fumant cigarette sur cigarette, je suis calme, si merveilleusement calme, je renonce, un renoncement sans la moindre douleur, à parvenir à redresser la pointe à peine ébréchée et tordue de ce couteau de cuisine grand comme ça et je pardonne à ma future ex-femme. En préparant le café, que je m'oblige à ne pas faire trop fort, ma future ex-femme n'aimant pas, au contraire de moi, le café fort , je lui pardonne et je lui murmure que je l'aime, elle ne peut m'entendre, étant endormie, aussi je dis à voix haute, surtout quand tu écumes, mais le souvenir de l'écume justement aux commissures de ses lèvres me la fait craindre à nouveau. C'est tremblant que j'irai lui porter son café, pas trop fort, au lit, je retarde autant que je le puisse ce moment où il faudra prononcer, murmurer, son nom, la réveiller, ma future ex-femme ouvrira un oeil, d'abord inquiet, qu'elle fera aussi haineux que possible, renfoncera son visage dans les deux oreillers, me refusant tout regard, je ne lui caresserai pas les cheveux, effet de tendresse dont elle a horreur, mais je parviendrai bien à la rendre aimable dans le courant de la journée, ce qui me met du baume au coeur. Mais je pense aussi, cela est certain, que dans le courant de la journée, je parviendrai aussi à la faire me donner des coups, à m'insulter, à me jeter des objets au visage, j'envisage les objets épars qui jonchent le plancher de la chambre et les dévisage chacun en tant que possible. Je sais qu'elle n'a aucun a priori, que ma future ex-femme ne choisira aucun objet aux dépens d'un autre. Ma future ex-femme m'a déjà lancé en travers de la figure, heureusement en me manquant plus souvent qu'en m'atteignant, un verre à pied, un trousseau de clefs, un livre, Au-dessous du volcan de Malcom Lowry — your fuckin' Malcom-the-condom ( ton putain de Malcom à la con ) s'était-elle écrié en lançant le livre chéri — une trousse de toilettes, ouverte, et dont le contenu finit parterre, un stylo-plume de couleur grenat et au capuchon argenté, une courgette — pour la raison qu'elle n'aimait pas ces cucurbitacées, cette courge — une gomme, une balle de tennis, d'ailleurs que faisait-elle là?, nous n'y jouions, ni elle ni moi, une boîte de clous, heureusement presque vide, un couteau de cuisine, grand comme ça, je n'y reviens pas, une pomme de terre, une fourchette, et deux secondes plus tard, une cuillère, l'eau qui était contenue dans un verre posé sur la table de la cuisine, pourquoi pas le verre, cela me surprit, une telle modération et une pareille retenue n'étaient pas coutumières, un disque de jazz — The shape of the jazz to come de Ornette Coleman — qui de fait fut rayé, ce disque-là plutot qu'un autre parce qu'il lui cassait les oreilles, pour ma part, je n'aurais jamais pensé qu'un disque d'Ornette Coleman puisse me faire du mal, un tube de dentifrice — le mien, indubitablement, parce qu'il restait de pâte était impeccablement roulé vers le bouchon, pour ne pas en perdre une goutte — le sien de dentifrice, nous ne supportions mutuellement pas le goût de la marque du dentifrice l'un de l'autre — elle le pressait n'importe comment, avec le résultat aberrant mais escomptable que le dentifrice était en fait concentré vers le fond du tube et non vers son orifice, une pomme, une boscop, cinq cents grammes de pâtes, jetées de l'écumoire, brûlantes, deux jours plus tard, la même écumoire, vide et sèche, cette fois-ci, le tout-venant, en somme. Il m'a suffi d'ouvrir les yeux et de regarder le manche du couteau de cuisine, grand comme ça, à la pointe ébréchée et tordue, dans son râtelier. J'ai froid. Il m'arrive souvent d'aller volontairement dans la cuisine pour trouver du regard le couteau de cuisine grand comme ça, et ainsi chasser de mon esprit des pensées déplaisantes au profit de celle agréable au contraire de cette lointaine matinée d'août, et du calme des petits coups de marteau sur le martyr de bois plaqué contre la longue lame du couteau, grand comme ça.
                                                                                                   







Ma peinture alimentaire me devint un jour insupportable. Peindre des fenêtres, perché sur un frêle échafaudage, bien souvent l'échafaudage à proprement parler n'était qu'une planche épaisse, mais pas très large, posée en travers de deux échelles à l'aide d'équerres, qui décidément n'inspiraient aucune confiance excessive, à de bonnes hauteurs, atteintes grâce à des systèmes de rallonges successives des échelles, ce qui, bien sûr, ne contribuait nullement à la stabilité bringuebalante de l'ensemble, peindre des fenêtres donc, au fait d'instables édifices provisoires, évitant la chute plusieurs fois par jour, peindre des fenêtres donc, à dix dollars la fenêtre — en allant vite, il était possible d'en torcher une en une heure-une heure et demie — peindre des fenêtres donc dans les rigueurs de l'hiver continental et de son faux printemps, peindre des fenêtres donc avait fini par me donner sur les nerfs. Un soir en revenant d'un chantier dans le Sud de la ville, je traversais le quartier chinois, qui n'est d'ailleurs pas très étendu à Chicago, au contraire de ceux de New York et de San Francisco . Je m'arrêtais dans une cantine pour avaler un bol de soupe aux nouilles, et tandis que j'avalais ce dernier, à petites lampées conscientes de devoir faire durer le simple plaisir du liquide chaud, qui brûle la gorge et réchauffe le ventre, mon regard se perdait au loin dans cette grande salle impersonnelle meublée de tables en formica blanc et de chaises métalliques qui grinçaient: de nombreux Chinois avalaient goulûment des ventrées de pâtes sautées fumantes ou des soupes brûlantes. La journée avait été marquée par de nombreux allers-retours, de haut en bas de l'échelle, pour recharger de petites portions de peinture, de peur que cette dernière ne gèle, dans cet exercice répétitif je n'avais dérapé qu'une seule petite fois, je n'avais pas laissé tomber mon pot de peinture, ni mon grattoir, ni ma spatule, ni mon pinceau, ni mes cigarettes, je m'étais retenu avec flegme d'une seule main, nous n'étions pas très haut, au deuxième étage. Il faisait surtout très froid, mes collègues parlaient en Fahrenheit, ce qui ne me parlait pas toujours, et ce matin j'étais trop engourdi et paresseux pour soustraire trente deux , multiplier par cinq et diviser par neuf, ils n'avaient pas parlé de valeur négatives — lesquelles en Fahrenheit commencent bien après nos valeurs négatives en Celcius — pour éviter qu'elle ne durcisse de trop, nous mettions beaucoup d'essence de térébenthine dans notre peinture. Pas d'incident majeur avec mes collègues non plus. Les autres étaient tous mexicains à l'exception d'un Portoricain, de mon ami chinois, James, donc, et de moi. Tous considéraient mon ami chinois, James, comme un étranger vraiment étrange, tandis qu'à leurs yeux je n'étais qu'étranger, et d'ailleurs moins étranger, du point de vue de nos collègues mexicains, qu'Alejandro, le Portoricain avec lequel quelques tensions subsistaient toujours. De ce fait je faisais toujours équipe avec lui. Alejandro était un type plutôt tranquille, souvent de bonne humeur et qui aimait beaucoup regarder les femmes passer du haut de l'échafaudage. Pour la couleur des vêtements de chacune d'elles, il avait une petite ritournelle, quelque chose du genre, ah cette femme en rouge, je suis sur qu'elle aime comme je bouge ( I see that woman in yellow, she'd be fine on my pillow ou I see that woman in red, she'd be fine in my bed ), il chantait ses refrains avec la voix d'un Elvis portoricain, cela m'amusait plutôt, parce que je n'aime pas du tout Elvis Presley, je gouttais donc beaucoup cette parodie spontanée, et bien que j'eûs déjà entendu absolument toutes ses tirades au moins dix fois chacune, et ce pour toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Parfois j'entrais dans le jeu et lui faisais remarquer que tel rouge n'était pas exactement rouge mais plutôt écarlate et je le mettais au défi de trouver une rime pour cette nouvelle nuance de couleur, il ruminait quelques minutes, puis se tournait vers moi, triomphant, et avec les mêmes airs de crooner hispanique, il me chantait: la prochaine fois que tu vois cette femme habillée d'écarlate, dis lui que de ne pas m'avoir attendu, c'est une scélérate (Next time you see that woman in scarlet, tell her that I won't be late), et de fait sur le travail n'avançait pas, le patron nous houspillait en espagnol, ce qui bien sûr n'avait pas beaucoup d'effet sur moi, il aurait tout aussi bien pu me houspiller en chinois, quant à Alejandro, il ne semblait pas en avoir cure non plus, pas que ce soit du chinois pour lui, non il n'y prêtait jamais aucune attention et feignait plutôt d'être un peu dur d'oreille, une surdité sélective appuyée à l'égard des Mexicains. La bonne humeur nous tenait chaud, un peu. Mon ami chinois, James, lui, paraissait un peu mélancolique du haut de son échelle, il peignait toujours seul sur une échelle simple, et ne semblait pas trop se plaindre des pieds de poulet — pénible sensation qu'il est courant de ressentir, perché sur une échelle, les pieds appuyés, en leur milieu, sur le barreau de l'échelle et le corps pesant de tout son poids sur la voute plantaire, toujours au même endroit — ou tout du moins il n'en disait rien. Après cette journée dans le froid, je buvais donc mon bol de soupe à toutes petites lampées brûlantes, retardant de la sorte le moment où il faudrait sortir de la cantine et affronter la nuit tombée froide. Dévisageant le vide donc, mon regard finit par buter sur une affichette adossée sur un des piliers de la cantine Help Wanted, ce qui en fait traduisait une offre d'emploi dont le détail devait sûrement être narré par le menu dans les succinctes indications en chinois au bas de l'affichette. Ramenant mon bol et ma cuillère de fausse porcelaine vers le grand bac prévu à cet effet, où toute la vaisselle de la cantine trempait dans une eau javellisée, à peine trouble et tout juste bulleuse contre les parois du bac, je m'enquis auprès du type qui venait repêcher quelques bols retournés, à propos de cette offre d'emploi. Sans trop de ménagement, il me dit, toi attends ( you wait ) jusqu'à ce que vienne un homme tout petit, un peu bossu, vieux, poussiéreux en fait, habillé dans un costume sombre à fines rayures — comme on n'oserait pas en vêtir un mafioso minable, même pour les besoins d'un film de mauvaise qualité et de faible budget — qui, dans un anglais encore moins amène que celui de son employé, me demanda tout de go ( il fallait bien que je la fasse celle-là, que je la place dans la bouche d'un personnage chinois de ce récit, c'est mon humour laborieux, c'est ma patte ) ce que je voulais ( what you want ). Je compris de suite qu'il serait sans doute mal vu de corriger cette forme interrogative à la syntaxe mal dégauchie, et le plus poliment du monde je m'enquis du contenu de l'affichette, il parut surpris — ce qui en fait voulait dire qu'il n'avait jamais envisagé qu'un Blanc puisse offrir ses services à une cantine du quartier chinois. Littéralement en deux mots — couper légumes ( cut vegetable ) — il m'apprit ce qui serait attendu du candidat à ce poste. Je finis par me mettre au diapason de cette conversation âpre et concise et demandait combien ( how much? ), me fut répondu trois cinquante heure (three fifty hour). Trois dollars et cinquante cents de l'heure oeuvrée donc, c'était maigre bien évidemment — je savais pertinemment comment faire encore baisser ce salaire, si d'aventure j'avais demandé si ma situation illégale, au regard des lois sur l'immigration aux Etats-Unis d'Amérique, ne serait pas un obstacle à mon avancement, la réponse n'aurait pas manqué de tomber, sèche mais concise, deux cinquante heure ( two fifty hour ), je savais maintenant éviter cette erreur naïve. Enfin je demandais quand étais-je censé commencer, lundi ( monday ), quelle heure? ( what time? ) huit heures ( eight ) et puis en se retournant, le petit patron de la cantine me dit d'apporter mes couteaux ( bring knifes ), là non plus je ne jugeai pas utile de corriger mon futur employeur dans son pluriel erroné de mot knife, knives et non knifes. Il fallait donc venir avec ses propres outils, ce qui ne lassait pas de m'amuser tandis que je remontais en bus Western Avenue, vers le Nord, vers mon quartier, le front contre la vitre embuée du bus surchauffé malgré les courants d'air des arrêts fréquents, et pour cause, un arrêt à tous les blocs, jouissant de ce fait d'un peu de fraîcheur mais surtout des vibrations du diesel poussif, vibrations amplifiées du fait de la résonance du carreau, ce que je trouvais toujours curieusement agréable, ce soir-là je n'avais pas mal à la tête, comme tous les soirs d'hiver d'ailleurs, tant il semblait que le froid mordant était en fait une excellente parade contre les vapeurs délétères de l'essence de térébenthine, lesquelles étaient au contraire sources de maux de tête opiniâtres en été, je souriai donc tout à moi-même en pensant à cette plaisanterie des chantiers en France adressée aux collègues à qui il manque toujours un outil ou l'autre, surtout entre corps de métier: t'es venu avec ta bite et ton couteau, toi ce matin, je souriais en me disant que si l'anglais du petit patron de la cantine avait été un peu plus délié, il aurait pu me dire qu'il fallait venir avec sa bite et son couteau. En outre le soir-même lorsque ma future ex-femme rentra et qu'elle me surprit à aiguiser nos couteaux de cuisine, et qu'elle s'informa du pourquoi de cet entretien soudain méticuleux , je tentai de lui expliquer cette plaisanterie typique des chantiers français, elle ne comprit rien à mes explications qui n'étaient sans doute pas aussi claires qu'elles auraient pu l'être, j'en conviens, je n'étais d'ailleurs pas sur que même un excellent traducteur — fût-il rompu à trouver des équivalents à tous les jeux de langage auxquels se prêtent certains auteurs ( donnons rapidement quelques exemples de livres de langue française difficiles à traduire, pour toutes sortes de raison: la Disparition de Georges Perec, les Revenentes du même auteur pour les mêmes raisons épineuses de difficulté, ou plus exactement pour les raisons inverses de fil à retordre, un des receuils de sur l'Album de la comtesse de Joël Martin, les sonnets de Joachim du Bellay en respectant leurs rimes richissimes, les livres de Céline, étant donné la pauvreté de l'argot anglais, tout San Antonio pour les raisons déjà invoquées pour Joël Martin et Louis-Ferdinand Céline ) — je n'étais pas sûr donc qu'un excellent traducteur donc, ne soit parvenu à exprimer la chose avec davantage de clarté, restituant la saveur un peu particulière de cette expression ouvrière, toujours est-il que ma future ex-femme finit par faire ce qu'elle faisait toujours lorsque quelque chose lui échappait, elle s'énerva et notre soirée fut largement mangée par une fâcherie au terme de laquelle elle ne parvenait toujours pas à comprendre, non seulement la beauté de l'idiomatisme qui faisait ma joie, mais pas davantage non plus les raisons qui m'avaient poussé à démissionner de mon boulot de peinture alimentaire, pour un travail que je n'avais jamais fait auparavant — j'arguai que mon curriculum vitae ne me fut jamais demandé, sa rage redoubla contre mon ironie un peu hors contexte, il faut en convenir — dans des conditions salariales qui n'étaient pas avantageuses, ce en quoi elle avait raison, c'était d'ailleurs là le plus gros de son inquiétude, et j'eus beau lui expliquer qu'en ce moment il faisait vraiment froid pour passer toute la journée dehors, et que je me réjouissais donc de travailler dans la chaleur d'une cuisine, fut-ce à un salaire inférieur, elle n'en démordait pas, j'étais d'après elle en train de commettre une bourde immense. Enfin tout cela dégénéra, comme on peut s'en douter, encore que fait curieux, aucun couteau ne fut brandi, ni jeté, et ce bien que les couteaux de cuisine, et notamment celui qui était grand comme ça, étaient en fait au centre de cette explication houleuse, parce que ma future ex-femme n'entendait pas m'autoriser à emporter nos couteaux de cuisine à mon nouveau travail, et que nous en aurions par ailleurs besoin à la maison. Je ne manquai pas d'ironiser sur ce besoin pressant en lui suggérant que si elle avait dans l'idée de me jeter un de ces couteaux en travers de la figure, et que de fait ces derniers lui fassent défaut, le marteau dans l'atelier ferait parfaitement l'affaire. Le soirée tourna au vinaigre, c'est peu dire. Ma future ex-femme n'eut cependant pas tort sur tout dans ce litige, et de fait, je ne parvins à garder cet emploi que deux semaines. D'aucuns enclins à la plaisanterie seraient sûrement tentés de mettre en équation, l'utilisation de couteaux aiguisés comme des rasoirs, le nombre de doigts des deux mains d'une personne normalement constituée — et je suis de ces personnes équitablement équipées, du point de vue du nombre de doigts, s'entend — et le nombre de jours pendant lesquels je parvins à garder mon emploi, que l'on pouvait précisément compter sur les doigts des deux mains d'une personne n'ayant jamais travaillé comme coupeur de légumes dans un restaurant chinois. En cela les esprits fins ne seraient pas très éloignés de la réalité. De fait je ne cessais de me couper en coupant les légumes, non par zèle, chacun l'aura compris, mais davantage par maladresse et manque d'expérience sans doute — je me doutais bien, sans avoir à lui demander, que mon nouvel employeur serait rétif à toute demande de formation — et surtout aussi parce que j'étais soucieux de tenir les cadences qui m'étaient imposées. Débiter de l'oignon, des six façons différentes, méthode dite à la chinoise, en quartiers, en petits dés, en rondelles, en gros morceaux, en hachis, en quarts coupés en deux dans le sens de la longueur, des poivrons en bâtonnets, de la tomate n'importe comment, le cuisinier n'en avait cure qui de toute manière les écrasait, des courgettes en rondelles ou encore en deux coups de couteau dans le sens de la longueur puis en petits morceaux dans le sens de la largeur, du gingembre, en hachis ou en fines lamelles, des carottes, en bâtonnets, en rondelles, en quarts — deux coups de couteau dans le sens de la longueur — en ellipses, des navets en cinq morceaux aux formes indifférentes, des pommes de terre, en morceaux également, tout cet abattage devait être conduit avec frénésie: chaque légume débité, je poussais les morceaux vers la droite de ma planche à découper, un épais billot, déformé en tous sens par les coups maniaques du plat de la hache sur la viande, l'attendrissage, le mot décrit mal la violence contenue dans ce geste, vers la droite du billot donc, entraînant la chute des morceaux dans des seaux de matière plastique rose. Sur la gauche du billot, un commis de la cuisine déversait sans ordre de nouveaux légumes à découper — lui et moi étions parfaitement incapables d'échanger un mot puisqu'il ne parlait pas ni l'anglais ni le français, pas davantage que je ne parle le chinois, pour certains légumes donc, comme les oignons ou les carottes, il me donnait des instructions de coupe de mouvements secs de la main, définissant ainsi les plans de coupe dans le vide avec des gestes de karatéka, c'est à dire, les cinq doigts de la main unis, la main plate tendue perpendiculairement au billot, et je m'exécutais le plus rapidement possible sachant qu'il me fallait évacuer les légumes débités vers la droite, aussi vite qu'ils m'étaient apportées par la gauche, si je voulais garder un espace vide indispensable à mon travail, au centre du billot. Le commis qui m'apportait les légumes semblait éprouver un sadique plaisir à affoler la cadence, en entassant en vrac précipitamment les nouveaux arrivages de légumes, sur la gauche du billot. Parfois je parvenais à prendre de l'avance — c'était plutôt rare — ce qui me permettait de courir aux toilettes, lesquelles étaient indiciblement crasseuses. Au-dessus de l'urinoir un autocollant invitait à se laver les mains avant de reprendre le travail — en vertu de je ne sais plus quelle circulaire du Département de l'hygiène et de la santé du travail. Au début j'obtempérais toujours de bonne grâce, soucieux que j'étais de faire bonne impression auprès de mon nouvel employeur, mais l'eau glaciale refroidit — pour ainsi parler — mes bonnes intentions premières. Lorsque je revenais au billot, je faisais toujours mine de m'essuyer les mains dans mon tablier, la deuxième semaine, je ne prenais même plus cette précaution, je ne donnais plus le change, voyant bien que l'indifférence générale régnait en maîtresse dans la cantine cinoise du quartier Sud de la ville. Lorsque je revenais au billot, donc, invariablement le commis avait fait son oeuvre, le billot était plein à craquer de nouveaux légumes à débiter, et pour ce qui était des carottes et des oignons, je devais attendre que le commis revienne pour me donner les instructions de coupe, ce qu'il tardait toujours à faire. Il ne revenait en outre jamais les mains vides. Je payais donc assez cher mes pauses toilettes et c'était souvent du à l'énervement de cette situation mesquine que je finissais toujours par me couper. La première fois que je me coupais, cela pissait le sang, je ne parvenais pas à contenir ce saignement aussi je courus aux toilettes, me lavai abondamment les mains à l'eau glaciale dans le lavabo maculé de tâches crasses, et je me confectionnais un pansement de fortune avec force épaisseur de papier toilette. Je me promis de revenir le lendemain avec une boîte de pansements. Je retournai au billot où la situation, contre toute attente, n'avait pas évolué. A ma plus grande surprise encore, le commis avait passé l'éponge, au propre comme au figuré, pour retirer les quelques gouttes de sang que je n'étais pas parvenu à contenir, et il me demanda OK? Je répondis OK, — imaginez un peu ce dialogue tiré d'une pièce de théatre, le COMMIS: OK? l'AIDE-CUISINIER: OK — il repartit en cuisine et tandis que j'avais récupéré mon couteau et que je m'apprêtais à reprendre lentement dans un premier temps, le découpage des courgettes, le commis resurgit de la cuisine avec un nouvel arrivage d'oignons et un petit sourire narquois au coin des lèvres. Je repris ma tâche un peu rêveur . Je parcourais du regard les murs gris de la pièce grise et froide dans laquelle j'étais consigné au découpage des légumes, la pièce dans laquelle je travaillais n'était de fait pas une pièce à part entière, puisqu'elle était l'étroit et court couloir, qui reliait l'immeuble au rez-de-chaussée et au premier étage duquel se tenait la cantine, et l'autre immeuble dans lequel se trouvait la cuisine, ce couloir n'était évidemment pas chauffé et pire encore des courants d'airs glaciaux s'y engouffraient, chaque fois que le commis arrivait avec de nouveaux légumes, et repartait lesté des seaux que j'avais remplis de légumes débités, en cela, ma visée première de trouver un emploi où je ne travaillerai pas dans le froid était un échec complet, ce que je tus, bien sûr, à ma future ex-femme pour ne pas lui donner raison inutilement. Les murs étaient gris, de ce même gris que l'on trouve en bidon de vingt-cinq litres, que l'on soulève donc avec les pires difficultés, que l'on incline en tremblant, tellement il est mal aisé de maintenir en équilibre sur la tranche pareille charge, avec la peur de la catastrophe — laisser échapper les vingt-cinq litres de peinture grise, épaisse et non diluée — pour remplir palettes, assiettes, bols, seaux et pots, petites réserves que l'on prend avec soi en haut de l'escabeau, de l'échelle, de l'échafaud et de badigeonner des pans entiers de rambardes, d'escaliers et de planchers extérieurs. Toutes les boiseries extérieures de Chicago entier sont de ce même gris moyen, satiné quand il vient d'être peint et un mois plus tard terne et sale. Un an plus tard, toutes les rudesses du climat ont tôt fait d'écailler cette peinture bon marché et il faut à nouveau décaper, gratter, poncer et repeindre en gris. En revanche en peinture d'intérieur, pour les couloirs aveugles, halls et escaliers de service, cette peinture n'était pas si médiocre. Le couloir dans lequel je travaillais était donc gris. J'étais payé, modestement comme je l'ai indiqué, à la semaine, le vendredi soir. Le vieux monsieur un peu bossu, dans son costume élimé aux entournures, comptait ma modeste liasse de neuf billets de vingt dollars les plus miteux qu'il pût trouver dans son portefeuille, les donnait au commis et me tournait immédiatement le dos, le commis m'apportait la liasse qu'il frappait dans le plat de ma main et aussi me tournait immédiatement le dos et repartait par la même porte derrière laquelle le vieux monsieur avait déjà disparu, protégé en cela par l'écriteau PRIVATE ( PRIVE ) qui avait cela de péremptoire, que jamais je n'aurais osé pousser cette porte de mon propre chef, tant j'étais certain qu'elle devait déboucher sur quelque assemblée crapuleuse pleinière, fumerie d'opium, partouses avec de serviles prostituées thaïlandaises bon marché, séance de torture, supplice des cent morceaux — les cheveux horripilés et le sourire extatique du supplicié — ou autre décapitation au sabre — Lao Tseu l'a dit il faut trouver la voie, je vais vous aider à trouver la voie, mais pour cela je vais vous couper la tête — fertile imagination que la mienne, le vieux monsieur pouvait tout aussi bien être allé se rasseoir dans son fauteuil, campé devant un match de base ballWhite Sox leading seven to three bottom of the ninth, we'll be back — les chaussettes blanches mènent sept à trois dans le fond du neuvième temps, nous serons de retour après cette page de publicité — tandis qu'on lui apportait un potage aux vermicelles qu'il sucerait bruyamment, tout édenté qu'il était. Le deuxième vendredi, je reçus pareillement mon du et lorsque les neuf billets de vingt dollars, tous plus fatigués les uns que les autres, finirent leur course dans ma paume, j'avais pris ma décision: je ne ferai pas carrière comme coupeur de légumes dans cette cantine du quartier chinois au Sud de la ville. En quittant la cantine par la porte de service, il ne m'était jamais permis de passer par la cantine, je sortais donc par la porte de service et débouchais, sur une allée sombre et mal odorante — une odeur en fait indescriptible puisqu'elle était le savant mélange des détritus de la cantine, et j'y avais contribué de quelques rognures d'oignons et de navets pourris, d'urine et d'autres déjections de tous les soulographes du quartier, qui apparemment s'étaient donnés le mot, pour ce qui était d'uriner et de rendre dans cette allée sombre, et aussi de vapeurs nocives et nauséabondes qui s'échappaient du sous-sol du bâtiment d'en face, sous-sol duquel s'exprimait une activité chimique dont je n'aurais su définir au nez la finalité. Sortant donc de l'allée pestilentielle, je décidai d'essayer de retrouver James à la sortie du travail. Je ne l'avais pas vu depuis quinze jours — les deux semaines de mon parcours révolu de coupeur de légumes — et j'entendais bien le mettre à contribution pour y voir plus clair dans l'analyse rétrospective de ma carrière éphémère de coupeur de légumes, dans une cantine du quartier chinois du Sud de la ville. J'arrivai juste à temps, James et mes anciens collègues venaient juste de débaucher, et notamment Alejandro qui m'accueillit dans un éclat de rire: I see that chinese babe was just pussy-dead ( la petite chinoise n'était donc pas une vraie siamoise ). Cette ironie me dégrisa immédiatement de toute cette colère accumulée en deux semaines, sans bruit, comme la neige tombe sur la neige. James, Alejandro et moi partîmes boire toute la nuit. Plus tard dans la soirée, tandis que nous étions fin saouls et que je décrivis mes deux semaines dans le couloir aux courant d'airs de la cantine du quartier chinois au Sud de la ville à James et Alejandro, James nous expliqua avec patience — patience vis à vis de mon ébriété et patience vis à vis d'Alejandro qui toujours coupait James pour lui demander les pires insanités sur le comportement sexuel des Chinoises , sujet qui semblait l'intriguer au plus haut point — que mon ancien employeur, le vieux monsieur aux costumes rayés et élimés, avait utilisé une tactique fameuse du livre de la guerre, connue sous le nom d'encercler le dragon (surrounding the dragon), tactique qui consistait à affaiblir progressivement le dragon pour l'anéantir tout à fait par des piques incessantes destinées à le faire souffrir de sa propre colère.





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