
Enfant j'ai le souvenir d'après-midis de dimanche
gris,
au coeur de l'hiver, dans
la
grande maison de Loos.
Aux quatre côtés
de la grande table du salon, soufflaient les quatre vents, le vent d'Est,
le vent du Sud, le vent d'Ouest et le vent du Nord. Nous jouions au
Mah-Jong, mon Oncle Michel, mon père, mon cousin Gérard,
fils de mon Oncle Michel et moi, fils de mon père. C'était
le dimanche en fin d'après-midi, avant que nous ne repartions
à la fin du week end, vers Paris, pour la banlieue. Ces dimanches
après-midis ne s'étiraient pas assez lentement et pesait
sur eux sans cesse la menace d'être interrompus à tout
moment par mon père qui aurait dit
on en fait une dernière
et puis on va y aller ou ma mère serait entrée dans
le salon, faisant rentrer avec elle l'air frais du couloir — le
rez-de-chaussée de la grande maison de Loos était en fait
divisé en deux parties distinctes,
parallélépipèdiques et séparées par
un couloir long comme le grand côté des deux
parallélépipèdes
en question, un des deux
parallélépipèdes
rectangles formait le grand salon, la pièce où nous jouions
au Mah-Jong tandis que l'autre
parallélépipède
rectangle contenait la cuisine, la salle à manger et une petite
pièce bibliothèque-salon, les deux
parallélépipèdes
rectangles étaient chauffés avec de rustiques chaudières
au gaz poussives, quant au couloir, il n'était pas chauffé,
surtout mal isolé, les courants d'air froid du dehors

y entraient comme chez eux et n'étaient jamais chassés
tout à fait, aussi lorsque l'on voulait passer d'un
parallélépipède
rectangle à l'autre
parallélépipède
rectangle il fallait affronter l'air glacial du couloir et refermer
sur soi aussi vite que possible les portes donnant sur le couloir pour
éviter que cet air froid ne s'engouffre tout à fait dans
les deux
parallélépipèdes
rectangles — ma mère entrait donc dans le salon pour rappeler
mon père à l'heure tandis que mon Oncle Michel pesait,
avec gravité, le pour et le contre de ramasser un sept cercles
pour faire un
Chi ou d'attendre patiemment le neuf cercles
qui lui aurait permis de faire un
Pon et, de ce fait, se donner
de meilleures chances de réaliser un beau
Mah Jong,
formé d'une séquence de tuiles plus élégante
— si tout ceci est du chinois pour vous, je vous enjoins d'aller
page 241 de
ce livre où les règles du Mah Jong sont expliquées,
traduites de l'anglais par mes soins; par ailleurs vous serez également
en mesure de vous confectionner votre propre jeu de Mah Jong — ma
mère donc serait entrée dans le salon pour rappeler à
mon père qu'il était déjà tard et que nous
avions de la route à faire. Nous — mon Oncle Michel, mon
père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel, et
moi, fils de mon père — redoutions tous cette entrée
dans le salon et dès que nous entendions l'autre porte du couloir
s'ouvrir, le charme et la magie de la partie s'estompaient un instant,
se suspendaient tout à fait, mais non, cette fois-ci, c'était
ma tante qui demandait si mon père ou mon Oncle Michel voulaient
du café,
mon Oncle Michel renchérissait
et demandait à mon père s'il ne voulait pas
eune ch'tiotte
goutte de g'nièvre, pour pousser le café. Vaine résistance
du père. Mon oncle Michel et mon père posaient un demi-sucre
sur le bout de la langue, une lampée de genièvre et une
gorgée de café chaud, à leur regard, on voyait
bien que c'était bon, ça sentait bon aussi l'haleine heureuse
où se mêlait le genièvre et l'alcool de mousse à
raser, l'odeur mélangée rassurante du père de l'enfance,
du père qui embrassait son garçon, plus tard, pour le
consoler de cette fin de partie, il allait falloir repartir et remonter
dans la voiture, une Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges en skaï
marrons clair, ça sentait la voiture, mon frère Alain
était souvent malade. Un jour dans la voiture, la Peugeot 304
bleue
cobalt aux sièges en skaï
marrons
clair, mon père me demanda si j'étais capable de retenir
un nombre à six chiffres, pendant toute une journée. J'aurais
fait n'importe quoi pour m'en souvenir. Je dis
oui. Mon père
chercha un peu, puis posément, en articulant bien, et en ayant
prévenu qu'il ne dirait le nombre qu'une seule fois, qu'il ne
répéterait pas le nombre, alors, en articulant bien entre
chaque mot, l'épaisseur d'un point-virgule; cent, cinquante;
deux; mille; trois; cent; quatre, cent cinquante deux mille trois cent
quatre. De l'index je dessinais en les imaginant les chiffres sur la
banquette arrière de la Peugeot 304
bleue
cobalt avec des sièges en skaï
marrons
clair. Cent; je trace un un. Cinquante; je trace un cinq. Deux; je trace
un deux. Mille; je fais un point, toujours de l'index et toujours au
même endroit sur le siège en skaï de la Peugeot 304
— la Peugeot 304 est
bleue
cobaltet les sièges sont en similicuir

,
en skaï
marron
clair, une
Terre
de Sienne très dessaturée — en superposant les
chiffres et le point des mille les uns sur les autres. Trois; je trace
un trois, cent, j'attends, quatre; je trace en toute hâte un zéro
puis un quatre. Je répète pour moi, en silence, mais mes
lèvres remuent le nombre cent cinquante deux mille trois cent
quatre, le répète encore, en serrant mes mains contre
ma poitrine — j'aurais pu serrer mes mains contre mon front comme
pour m'emprisonner le nombre dans le crâne, mais c'est sur la
poitrine que je serrai mes poings —
cent cinquante deux mille
trois cent quatre. Et puis très vite je répétai
cent cinquante mille trois cent quatre sept fois, non, pas
un million soixante cinq mille cent vingt huit mais,
cent cinquante
deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre,
cent cinquante deux mille trois cent quatre,
cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux
mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre,
cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille
trois cent quatre, en silence, mais mes lèvres remuent de
plus en plus vite. Et puis une dernière fois, à toute
allure, centcinquantedeuxmilletroiscentquatre. Le soir mon père
ne me demanda pas quel était le nombre à six chiffres
dont il fallait que je me souvienne toute une journée: mon père
oublia de me le demander. Je le savais pourtant. J'attendais mais je
savais cependant que la règle tacite voulait que je ne demandasse
pas à mon père de me demander quel était le nombre
à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une
journée. Ce soir là, mon père ne me demanda pas
quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que
je me souvienne toute une journée: je ne l'oubliais pas. Le soir
longtemps, j'attendais que mon père me demandât quel était
le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne
toute une journée. Je n'oubliai pas, ni le nombre, ni que mon
père oubliât de me le demander. On, mon père et
moi, estimons à dix ans le délai qu'il fallût à
mon père, plus vieux de dix ans donc, pour se rappeler de me
demander, à moi, plus vieux de dix ans donc, quel était
le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne
toute une journée. Ce jour-là, je, l'enfant plus vieux
de dix ans, souris, pensif et sans hésitation dis, en marquant
bien les points-virgules
cent; cinquante; deux; mille; trois; cent;
quatre. Mon père sembla hésiter, mais confirma, il
dit même,
oui c'est ça, il y avait les six premiers
chiffres contenus dans le nombre à six chiffres dont il
fallait que je me souvienne toute une journée. Le zéro,
le un, le deux, le trois, le quatre et le cinq, un moyen mnémotechnique,
en somme. Je fus étonné et répondis que je ne m'en
étais pas aperçu et que donc je ne m'étais pas
servi de cette astuce. Maintenant je m'en souviens avec souci de précision,
pas simplement les sièges en skaï
marron
clair — lorsque la chaleur de l'été, c'était
en 1976, l'année de la canicule, s'accumulait dans la conduite
intérieure en skaï, nous pouvions, mon frère Alain
et moi, difficilement nous asseoir à cuisses nues sur les sièges
tellement ceux-ci étaient brûlants de la chaleur caniculaire
retenue prisonière dans la voiture — je me souviens de la
Peugeot 304
bleue
cobalt, pour le
trois cent quatre de cent cinquante deux mille
trois cent quatre, c'était évidemment un autre moyen
mnémotechnique. La voiture allait bon train, mon père
conduisait —
à toute berzingue, comme nous avions
coutume de dire mon frère Alain et moi — à vive allure
sur la route sinueuse qui sépare le Pont de Brésis de
Vielvic, dans le département de la Lozère. J'étais
assis derrière ma mère, mon frère Alain derrière
mon père, nous faisions attention de ne pas gêner dans
le rétroviseur, et c'est de fait sur cette portion de skaï
inoccupée entre les deux sièges à l'arrière
que j'avais tracé les chiffres, de l'index, un; cinq; deux; virgule;
trois; zéro et quatre. Cent cinquante deux mille trois cent quatre.
CQFD. Pour adoucir le départ du Nord, le retour vers Paris, ma
tante y allait de son petit chocolat
blanc
belge —
c'est belge, c'est bon —
une petite praline,
juste une, pour la route, une
petite gaufre de chez Meer,
un
petit spéculoos, une
petite faluche, un
petit pain-gâteau, — sans se rendre compte que cet
épithète de petit omniprésent dans sa conversation,
s'agissant de nous les enfants, donnait sur les nerfs de mon père
auquel elle répondait toujours
in infint qui fait assmotte,
c'est le mitin d'ses nourritures ( un enfant qui fait à
sa mode c'est le mi-temps de ses nourritures ) — un
petit
pain cramique et puis pour tous, un carton contenant invariablement
un sac de cassonade
blonde,
des sachets de levure pour faire des crêpes du Nord, des vraies
crêpes, du sucre-glace, une mimolette ancienne et entière,
ronde comme un ballon de basket-ball, dure comme de la pierre et cassante
comme de la fonte, rapportée par mon Oncle Michel — la fierté
de mon père, le fromage de la maison De Jonckheere à Lille
— et puis pour nous les enfants un camembert pas encore emballé,
avec tous ses champignons dressés comme les cheveux sur la tête,
horripilés

, pour préserver l'horripilation fragile des champignons, nous
posions le fromage sur la plage arrière de la Peugeot 304
bleue
cobalt aux sièges
marrons
clair, tout cela qu'on ne trouvait pas à Paris, dans la banlieue
parisienne. Sur la table de jeu et son molleton
carmin,
la lumière tombait très douce qui filtrait dans le salon
par les verres dépolis des portes fenêtres de la véranda
attenante au salon. La lumière
venait donc
du Nord, idéalement placée qu'était la véranda
pour la peinture de mon Oncle Michel. Mon Oncle Michel était
peintre, un peintre éminemment figuratif, paysagiste, ayant eu
son heure de gloire au
Salon des Naïfs et Primitifs à
Paris, une toile avait été vendue lors de ce salon, la
chose paraît invraisemblable. A l'époque mon Oncle Michel
s'était enorgueilli d'un pareil succès et puis il disait
qu'
il ne crachait pas sur le chèque — expression
qu'enfant j'avais du mal à comprendre — et que
cela mettrait
du beurre dans le pinard — expression d'autant plus incompréhensible
pour moi, enfant. A vrai dire dans cette famille, comme sûrement
dans beaucoup d'autres, nous étions très fiers de cette
transmission avunculaire du don de la peinture. Avant mon Oncle Michel,
il y avait eu l'Oncle Robert, grand prix de Rome en son temps, il y
avait moi maintenant que mon Oncle Michel initiait à la peinture
à l'huile, et qui à l'époque, comme disait mon
Oncle Michel, promettait, mais l'avenir prouva sans doute que
le
don avunculaire s'était dilué tant mon Oncle Michel
était à des lieux d'un Prix de Rome et comme je ne vendis
jamais une toile suffisamment cher pour mettre du beurre dans le pinard.
J'apprenais la peinture à l'huile sur des formats tout petits,
sur lesquels j'entamais des peintures d'après les carnets de
croquis de mon Oncle Michel, essentiellement consacrés aux paysages
des alentours. J'écoutais distraitement les conseils de mon Oncle
Michel qui se désespérait de me faire entendre raison
quant aux ciels que je peignais toujours
trop
bleus,
et qu'il aurait fallu, au contraire, faire monter avec parcimonie, du
fait de la difficulté de reprendre un ciel, même à
la peinture à l'huile et aussi parce que la couleur
bleue
était prompte à faire de l'ombre aux autres couleurs,
en les dessaturant. Mais je n'en avais cure, me jetant sur les
bleus
intenses qui conféraient bien évidemment à mes
ciels des teintes stratosphériques tout à fait irréelles
et inimaginables pour des paysages de plaines du Nord, habituellement
baignés de lumière douce et incidente. Mon Oncle Michel
profitait que je ne pouvais pas repartir avec mon tableau sous le bras,
compte tenu du temps de séchage de la peinture à l'huile,
une tentative avait échoué et causé un quasi désastre,
parce que posée à plat sur la plage arrière de
la Peugeot 304
bleue
cobalt aux sièges
marrons
clair, un coup de frein un peu brusque de mon père avait projeté
la petite toile, pas encore sèche, sur l'anorak tout neuf de
mon frère Alain, les parents avaient râlé pour l'anorak,
mais m'avaient laissé seul à contempler le désastre
de la petite peinture dont les couleurs s'étaient mélangées,
débordant les unes sur les autres, elle était foutue.
Ma première peinture. Mon Oncle Michel, donc, profitait, donc,
du laps de temps entre deux visites dans le Nord pour s'échiner
à tempérer le
bleu
de mes ciels et si d'aventure d'une fois sur l'autre je m'étais
rappelé de la couleur initiale de mon ciel, ou que je me sois
aperçu que la couleur n'était plus la même, mon
Oncle Michel m'expliquait que c'était sûrement à
cause de son nouveau vernis, qu'il utilisait désormais, et que
ce maudit vernis faisait toujours cela avec les
bleus.
Pour me consoler il me faisait remarquer qu'au contraire les
rouges
des maisons en briques étaient très réussis, et
au regard de cet heureux résultat, l'intégrité
de mes ciels
bleus
foncé devenait secondaire. Mon Oncle Michel avait également
une technique bien à lui, une palette qu'il avait développée
lui-même et qui consistait
à
mélanger un peu d'
ocre
jaune dans toutes ses couleurs, ce qui conférait à
sa palette une grande homogénéité. J'aimais beaucoup
ce secret qu'il gardait jalousement et dont je devais absolument taire
le principe. Je demandais s'il fallait mettre une pointe d'
ocre
même dans les
verts.
Même dans les
verts, me répondait mon Oncle Michel, sentencieux. De
même pour les murs en
briques
rouges, grande constante dans les oeuvres de mon Oncle Michel, un
savant mélange de
carmin,
de
vermillon,
d'
ocre
bien sur, de
Sienne foncée et une pointe de
rouge
de cadmium permettait à ses yeux d'approcher au plus près
la teinte des briques des maisons du Nord. J'aimais particulièrement
peindre des murs de brique, si fréquents dans les carnets de
croquis de mon Oncle Michel. J'appris plus tard que cette prédilection
était coûteuse pour mon Oncle Michel, car c'était
essentiellement à l'aide de
rouge
de cadmium que l'on atteignait la nuance exacte de
rouge
brique voulue, et les tubes de cette couleur étaient hors
de prix. Jamais mon Oncle Michel ne dit un mot de cette contrainte,
sans doute qu'il était convaincu que le véritable artiste
ne devait pas s'arrêter à de pareilles broutilles, au même
titre que mon Oncle Michel avait le plus grand respect pour les règles,
parfois mystérieuses et les rites rébarbatifs du jeu de
Mah-Jong, entre autres la nécessité de construire une
muraille avec les tuiles du jeu, pour chaque nouvelle partie, plutôt
que de se contenter d'un vrac des mêmes tuiles, toutes retournées,
qui aurait formé une pioche; et la formule d'usage pour justifier
cette obédience aveugle aux fondements du Mah-Jong était
toute entière contenue dans cette phrase mille fois entendue,
le jeu c'est le jeu. Si la règle du Mah Jong avait spécifié
qu'il faille aux joueurs, avant d'entamer toute nouvelle partie, de
faire trois fois le tour de la table à cloche-pied, en hululant
quelques mots de chinois incompréhensibles — mais néanmoins
hululés avec l'accent cht'imi — tout en recevant sur la nuque
des coups de baguette copieux et munificents de la part des autres joueurs,
mon Oncle Michel aurait sans doute insisté pour que nous nous
plions à de tels rites et de pareilles règles aussi aberrants
soient-ils. Mon Oncle Michel avait d'ailleurs ajouté aux règles
ancestrales du Mah Jong quelques rites tout de son cru, tels que
l'humiliation
du jeune roumi qui se croyait grand maître et qui consistait
à donner un gage à celui qui avait abattu deux
Pon
d'honneurs et qui avait fini son
Mah Jong, en faisant un ou
deux
Chi 
,
sacage d'une belle main dont il se rendait lui-même coupable plus
souvent qu'à son tour, excusant son geste d'un
le jeu c'est
le jeu humble et honteux. La lumière était douce
donc qui tombait sur nos murailles et les dés minuscules que
nous jetions pour déterminer, savamment, où la muraille
devait être entamée pour distribuer aux quatre joueurs,
aux quatre vents, leurs écots de treize tuiles, quatorze pour
le vent d'Est qui défaussait la première tuile. Nous jouions
avec lenteur et mon père soutenait avoir vu des joueurs de Mah-Jong
à Singapour, qui jouaient à un rythme frénétique,
faisant glisser les tuiles vers le centre du jeu et les claquant d'un
coup sec, si elles permettaient de faire un
Chi, un
Pon,
un
Kan ou
Mah-Jong, conférant sans doute aux
parties des allures de jeu de réflexe. Cela laissait mon Oncle
Michel rêveur et perplexe qui nous avait exhortés une fois
ou l'autre à jouer plus vite par souci d'authenticité
et de respect conforme de la cadence de jeu prétendument rapide
des Chinois. Ces tentatives d'accélérer le jeu échouèrent,
nous n'étions pas chinois et le jeu repris, par la suite, cette
lenteur qui de fait aurait peut-être exaspéré un
joueur chinois. Pour le reste la magie du jeu opérait d'elle
même. Nous annoncions cérémonieusement les tuiles
rejetées: sept cercles, printemps, hiver, un bambou, neuf bambous,
deux cercles, trois cercles, Nord, cinq cercles,
NORD:
Pon, cinq bambous,
EST: Chi, huit
caractères, quatre caractères, six cercles, dragon
rouge,
OUEST: Pon, deux bambous, dragon
rouge,
huit bambous, deux bambous, Ouest, dragon
blanc,
un bambou, cinq caractères,
SUD: Pon,
deux caractères, un caractère, Nord, dragon
blanc,
Ouest, deux caractères, neuf bambous, deux caractères,
SUD: Pon, quatre caractères, sept cercles,
un cercle, huit caractères, été, Est, cinq bambous,
Est, Est, sept cercles, quatre bambous, Sud, six bambous, trois bambous,
deux bambous, chrysanthème, neuf caractères,
OUEST:
Pon, six caractères,
NORD: Pon,
neuf bambous,
EST: Mah-Jong! A la fin de chaque
partie, mon Oncle Michel tenait une comptabilité serrée
à double vérification
du décompte des points, n'omettant aucune des subtilités
si nombreuses qui permettent à chaque joueur de multiplier la
valeur de son jeu par deux, plusieurs fois, des éloges nous étaient
adressées à mon cousin Gérard, fils de mon Oncle
Michel, et à moi, fils de mon père, pour avoir réussi
des combinaisons de belle valeur, à base d'honneurs, dragons
et vents, un
Kan de son vent ou du vent dont on jouait le tour
était célébré par mon Oncle Michel, tandis
qu'il se désolait que mon père ou lui-même aient
fait un
Mah-Jong perclus de
Chi et aux suites mêlées,
c'était du gagne-petit et cela s'appelait
bocher son
jeu, expression dont je ne parvins jamais à déterminer
l'origine étymologique ni même à trouver la trace
dans quel que dictionnaire que ce fût — et si un mot est mal
orthographié dans le dictionnaire comment ferait-on pour le trouver?
Il est pensable cependant que l'expression vinsse du péjoratif
Boche pour les Allemands, puisque l'apprentissage du Mah Jong
par mon Oncle Michel et mon père, frère de mon Oncle Michel,
date probablement de l'Occupation, supposition un peu hardie tout de
même. Je me souviens aussi de l'intensité croissante des
parties où nous étions tous les quatre — mon Oncle
Michel, mon père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle
Michel et moi, fils de mon père — tendus vers ce but —
faire
Mah Jong — qu'il fallait atteindre avant les autres.
Les premières tuiles étaient de fait défaussées
avec désinvolture presque et puis au fur et à mesure que
les autres joueurs avaient étalé quelques combinaisons
qui les rapprochaient du
Mah-Jong, nous défaussions
les tuiles avec davantage de circonspection, soulagés que nous
étions de pouvoir défausser de tuiles dont un ou deux
exemplaires avaient déjà été rejetés,
dans l'attente fébrile d'une tuile du mur qui permettait de faire
avancer son jeu, désolés de tirer un bambou tandis que
nous collectionnions les caractères, poignardés dans le
dos lorsqu'un autre joueur annonçait un
Pon, navrés
de devoir passer son tour, toujours anxieux que l'on puisse rater une
tuile en n'annonçant pas assez vite — mon père était
intraitable sur ce point qui disait,
trop tard, j'ai déjà
tire ma tuile et mon Oncle Michel de renchérir,
le jeu
c'est le jeu — la tension augmentait et croissait pour chuter
d'un coup lorsqu'un joueur annonçait
Mah-Jong. Nous
abattions tous à regret nos jeux et chacun demandait à
tout hasard qui retenait telle ou telle tuile, laquelle aurait également
permis de conclure. Si le vent d'Est avait gagné, il gardait
le vent d'Est, en revanche si le vent d'Est n'avait pas fait
Mah
Jong alors mon Oncle Michel annonçait cérémonieusement
les vents tournent. Ces parties disputées avec sérieux
et protocole plongeaient l'enfant que j'étais dans les mystères
insondables et un peu inquiétants de la Chine des Empereurs et
de la Cité interdite. Dans mon souvenir je n'aperçois
qu'indistinctement le débardeur en jacquard
beige
et
brun de mon
Oncle Michel, parce que si d'aucun insinuait que mon Oncle Michel fût
vêtu en fait d'un kimono de cérémonie et d'un chapeau
pointu tressé, je le croirais sur parole. Tout ce folklore s'écroula
le jour où mon ami chinois, Liu Sian, lors de l'un de ses séjours
en France dans toute l'exiguité de mon appartement parisien,
m'expliqua que le jeu de Mah Jong en Chine était surtout le fait
de vieilles rombières de province, des femmes désoeuvrées
qui jouaient dans le vacarme assourdissant des commérages colportés
de table en table, telles de vieilles Anglaises poudrées ne ratant
pour rien au monde leur bingo du samedi après-midi

.


De même je me souviens d'un après-midi, et du soir qui
tombait, sur une interminable partie de go avec James. Je ne sais
plus à la faveur de quelle discussion James découvrit
avec étonnement, que je savais jouer au go — en tous cas,
moi, je fus moins étonné d'apprendre que James savait
jouer aux échecs — et dès lors nous nous promîmes
de croiser le fer au go. C'était en automne, James arriva au
début de l'après-midi, avec sous le bras, un jeu de
go qui m'intimida tout de suite. En effet, le
go-ban, par
là j'entends la surface quadrillée sur laquelle les
joueurs déposent tour à tour leurs pierres
noires
et
blanches
— pour tous ceux qui voudraient suivre un peu plus facilement
l'esprit de la partie que j'entends décrire maintenant, je
les renvoie
à la page 229 à partir
de laquelle ils pourront, à moindres frais, se fabriquer un
jeu de go et connaître les rudiments de ce jeu — le
go-ban
donc, qu'avait apporté James m'intimida tout de suite parce
que je n'en avais jamais vu de tel. Jusqu'à présent
je n'avais joué que contre des amis et des partenaires occidentaux
lesquels, tous sans exception, s'étaient toujours acheté
de très beaux jeux de go, avec un
go-ban en tek,
en
kaya, en if quoi, en
icho ou en
honiki
ou dans d'autres essences de bois plus précieuses et plus dures
encore, dont le quadrillage était finement pyrogravé
et nous jouions avec des pierres de bakélite, tout persuadés
que nous étions qu'une partie de go qui se respectait devait
se jouer dans des conditions optimales de calme et de placidité
et, c'était une évidence, sur un go-ban de belle qualité,
tels qu'on les trouve généralement chez les antiquaires
plutôt que dans les magasins de jeux. En cela, mes partenaires
ponantais habituels et moi ne différions pas beaucoup de ces
personnes qui ont chez eux un échiquier posé, dans une
fausse spontanéité, sur l'angle d'une table basse du
salon, les bords de l'échiquier admirablement décorés
de marqueterie et les pièces grandiloquentes et baroques, toujours
rangées dans leurs positions de départ, moyennant soit
une erreur de placement entre le fou et le cavalier, soit entre le
roi et la dame, soit plus souvent encore, l'échiquier placé
avec une case noire en bas à droite — la case h8 placée
en h1, la case h1 placée en a1, la case a1 placée en
a8, et la case a8 placée en h8, ou encore la case a8 placée
en a1, la case a1 placée en h1, la case h1 en h8 et la case
h8 placée en a8, ce qui visuellement est exactement la même
chose, et si bien sûr nous voulions être tout à
fait précis et exhaustifs, nous pourrions énumérer
la liste des éléments de l'ensemble des paires formées
par les cases ayant été interverties, soit E, cet ensemble,
E={(a1,a8); (a2,b8); (a3,c8); (a4,d8); (a5,e8); (a6,f8); (a7,g8);
(a8,h8); (b1,a7); (b2;b7); (b3,c7); (b4,d7); (b5,e7); (b6,f7); (b7;g7);
(b8,h7); (c1,a6); (c2,b6); (c3,c6); (c4,d6); (c5,e6); (c6,f6); (c7,g6);
(c8,h6); (d1,a5); (d2,b5); (d3,c5); (d4;d5); (d5;e5); (d6,f5); (d7,g5);
(d8,h5); (e1,a4); (e2,b4); (e3,c4); (e4,d4); (e5,e4); (e6,f4); (e7,g4);
(e8,h4); (f1,a3); (f2,b3); (f3,c3); (f4,d3); (f5,e3); (f6,f3); (f7,g3);
(f8,h3); (g1,a2); (g2,b2); (g3,c2); (g4,d2); (g5,e2); (g6,f2); (g7,g2);
(g8,h2); (h1,a1); (h2;b1); (h3,c1); (h4,d1); (h5,e1); (h6,f1); (h7,g1);
(h8,h1)} — autant de signes donc, qui font toujours sourire narquoisement
les véritables joueurs d'échecs, quant à eux
bien davantage habitués à jouer sur des échiquiers
en molleton souple et avec des pièces en matière plastique
singeant le buis. J'appris plus tard en suivant James dans deux ou
trois clubs dans le Sud de la ville, que le go pouvait aussi se jouer
dans des conditions exécrables, dans le tohu-bohu et le brouhaha
d'un bar enfumé et entouré de spectateurs bruyants et
toujours prompts à donner des conseils non sollicités,
dont ils n'étaient, de fait, pas les payeurs, un peu sans doute
à la manière des parties d'échecs disputés
dans des cercles tels que j'en connaissais à Paris, où
tout un chacun suffoquerait sans délai de l'odeur âcre
et pénétrante de cendriers froids et de chemises collées
aux aisselles de transpiration mauvaise, si tout un chacun n'était
pas, soi-même, entièrement absorbé dans une
partie
poignante, toutes pensées accaparées par une position
acéréee. Or le
go-ban du jeu de James était
en fait constitué de deux rectangles de carton, repris par
une épaisse bande adhésive toilée, et qui se
dépliait en un carré quadrillé dont les lignes
étaient suffisamment effacées par endroits pour qu'elles
fussent repassées à la main à l'aide d'un feutre.
Une ancienne boîte de biscuits, elle-même très
patinée et rouillée aux jointures, contenait sans ordre
toutes les pierres du jeu,
noires
et
blanches
pêle-mêle. A l'évidence un grand nombre de parties
avaient déjà été disputées sur
ce jeu fatigué qui de fait me rappelait l'usure, très
avancée elle aussi, de mon échiquier et de ses pièces
dont une ou deux, brisées, avaient été recollées
sans soin excessif, et de la boîte les contenant dont le fond
était dorénavant retenu par un épais morceau
de scotch
noir
grossier. A cette vétusté, je compris immédiatement
que j'allais prendre une raclée. Mais encore à cet instant,
tandis que James avait posé son jeu, défait son manteau
et que je lui avais proposé un verre et un cendrier, j'étais
déterminé à vendre chèrement ma peau,
et pourquoi pas, pensai-je, contrarier le cours naturel de la partie
qui s'annonçait. Nous nous installâmes sur une table
basse par moi confectionnée avec quelques chutes de bois de
coffrage et d'autres récupérations diverses, et donc
bancale — il suffisait déjà que je sois un piètre
peintre, un peintre en bâtiment, s'entend, j'étais un
très médiocre menuisier dont la seule spécialité
était de fabriquer des châssis pour mes toiles, lesquelles
étaient de fait

rarement rectangulaires — ce qui ne me choquait plus, bien sûr
— le mauvais aplomb de la table basse, s'entend,
tandis
que je continuais de pester contre l'irrégularité de
mes châssis — mais cela, le déséquilibre de
la table basse, dérangea James immédiatement. James
s'enquit d'un morceau de carton d'emballage qu'il plia dûment
en quatre pour caler le pied défectueux de ma médiocre
table basse. Je fis alors remarquer à James qu'il y avait deux
types d'approches devant une table ou une chaise bancales — et
par extension toute autre situation boiteuse — celle qui consistait
à la palier prestement, comme il venait de le faire — approche
dite
classique ou
rationnelle — et cette autre
approche — dite romantique — incertaine et empirique qui consistait
à souffrir de l'instabilité de la table, de la chaise
ou de la situation, des années durant, à l'époque,
j'avais dit vingt ans, de ne jamais y remédier, et puis finalement
d'éprouver une sorte de fétichisme à l'égard
de cette imperfection

,
et, j'avais ajouté, toujours à l'époque,
et
d'écrire un roman dans lequel cette table ou cette chaise bancales
tenaient un rôle déterminant. Dans son sourire habituellement
courtois mais un peu perfide, James me dit alors que nous verrions
bientôt laquelle de ces deux approches, la rationnelle ou la
romantique, se montrerait la plus apte à rivaliser au jeu de
go. Cette remarque acheva de détruire tous mes espoirs minuscules
de sortir indemne de cette partie. Mais j'étais joueur et je
n'entendais pas poser les armes sans avoir combattu. Je convoquais
en toute hâte mes rudiments de go et je décidai de jouer
avec une lenteur circonspecte, toute étudiée pour impatienter
mon adversaire — stratagème peu élégant et
pourtant éculé offrant malgré tout, aux échecs,
des résutats assez probants lorsqu'il est employé en
face d'un adversaire un peu trop pusillanime et empressé de
faire éclater sa supériorité — et me donnant
comme but tactique de jouer des thèmes défensifs, notamment
tentant de constituer de ces fameuses figures appelées
oeil,
dans les territoires que mon adversaire allait construire, et qui
sont, comme la pierre sur laquelle viennent se casser les ciseaux,
des tumeurs de gangrène dans le camp adverse. Je jouais avec
lenteur donc, faisant mine de poser doctement le pour et le contre
de chaque emplacement sur lequel j'envisageais de poser mes pierres.
Mon adversaire, au contraire, plaçait ses pierres avec davantage
d'assurance et surtout moins de tâtonnements. En cela mon adversaire
ressemblait un peu à une abeille qui butine, se déplaçant
de fleur en fleurs, sans ordre apparent pour l'observateur non initié,
mais sans atermoiement, selon un système imparable bien qu'invisible
au néophyte, et surtout avec la sûreté née
de l'habitude. De fait tandis que je concentrais mes coups sur une
région du
go-ban où j'entendais construire
un
oeil multiple dans le territoire ouvertement déclaré
de mon adversaire, ce dernier ne m'offrait qu'une résistance
lâche dans ce combat local jouant parfois des pierres dans une
toute autre région du
go-ban, laquelle n'avait aucun
rapport ou proximité géographique avec la situation
que je vivais avec intensité dans mon
oeil prétendument
intrusif. En fin d'après-midi, le jour vint à décliner
lentement, une lumière
grise

entrait maintenant par les fenêtres et éclairait, avec
une parcimonie croissante, le
go-ban sur lequel s'accumulaient
les pierres
noires
et
blanches
en un réseau visuel, sans cesse changeant, métamorphose
permanente qui a toujours beaucoup contribué à mon plaisir
de jouer au go. L'obscurité avait pris possession de tous les
coins de la pièce, tout à notre partie, nous ne pensions
pas à allumer. Nos pensées comme nos yeux s'abîmaient
dans le quadrillage du
go-ban, j'étais sur le point
de fomenter un complot imparable sur trois pierres isolées
de mon adversaire, que je pensais pouvoir prendre à rebours
dans une construction de type
shicho — position en forme
d'escalier dans laquelle les pierres entourées et conquises
courent à leur perte tout à fait, en tentant de se débattre
et de se défaire de l'étau adverse, ce qui peut les
conduire, par leur entêtement, jusqu'aux bords du
go-ban,
comme acculées au bord d'un précipice. Donc, tandis
que j'assaillais trois pierres isolées de mon adversaire, ce
dernier me dit qu'il considérait l'issue de la partie comme
acquise, et attendait, de ce fait, mon consentement pour clore la
partie. Pour ceux peu familiers des règles du go, que je continue
de reporter
à la page 229, il faut savoir
qu'une partie de go prend fin
dans le commun
accord des deux adversaires qui reconnaissent ainsi que la partie
ne comporte plus d'opportunités pour l'un d'eux d'agrandir
son territoire au détriment de l'autre

.
Ma réaction fut, en bon occidental un peu borné, outrée,
je fis remarquer à mon adversaire que je venais de jeter mon
dévolu sur trois de ses pierres esseulées les tenant
dans une tenaille de fer, en
shicho, donc. Mon adversaire
argua qu'il ne se faisait aucun souci pour ces trois pierres, qu'il
disposait d'un
shicho-breaker, par là il entendait
que dans le parcours circonvenu dans lequel j'entendais conduire ses
pierres, comme vers un précipice, se trouvait en fait un début
de réseau formé par ses pierres, l'index droit de mon
adversaire dessinant une descente en escalier, vers le bas du jeu,
pour s'arrêter sur les pierres en question, qui lui permettraient
de rebondir si tant est que je m'entêtasse à tenter,
tétu, d'étêter de perpétuels fugitifs.
Mon adversaire commençait à avoir raison de mon optimisme
vacillant. Puis il me fit remarquer que quand bien même il n'eût
pas, en l'espèce, disposé d'un
shicho-breaker,
il m'aurait volontiers abandonné ces trois pierres et leur
territoire afférent, mais qu'en revanche, je ne serais jamais
parvenu à lui contester sa suprématie aux abords ce
cette mince victoire tactique qui avait requis beaucoup de mes efforts,
aveugles de la stratégie plus englobante de mon adversaire
et qui étendait son pouvoir et son efficacité, aux quatre
coins du
go-ban. Sans doute cet
oeil minuscule que
j'étais parvenu à construire au prix d'efforts fastidieux,
et donc d'un grand nombre de pierres jetées sans recul dans
la bataille, et dont l'efficacité avait été somme
toute très modérée, cette construction fragile
et empirique donc, avait, nul doute, donc, coûté ma perte
en voilant mon regard du plus large dessein de mon adversaire.
Je
me levai pour allumer 
une petite lampe posée sur un coffre à l'angle du salon,
et de fait dans son éclairage doux, toute la lumière
était faite sur ma déconfiture. Je me
rembrunis
tout à fait et fit amende honorable auprès de James,
m'excusant d'avoir pu lui dire que je savais jouer au go, quand à
l'évidence, je soutenais si médiocrement la comparaison,
j'aurais du lui dire que je connaissais les règles du go au
même titre que nombreuses sont les personnes en Occident qui
connaissent le maniement des pièces d'échecs, mais peu
nombreuses sont-elles, somme toute, pour lesquelles les noms de Nimzovitch,
Caro-Kahn, Petrov, Alekhine et Najdorf

auraient évoqué le moindre concept tangible, tandis
qu'à l'évidence les noms de
U,
Osan, Kumoshi, Wakino, Honinbo Sancha, Hayashi, Inoue, Yasui, Honibo
Sayetsu, Berimbau, Yasui Sanchi, Inoue Inseki, Honinbo Jowa et Honinbo
Shuwa, ne m'auraient pas évoqué grand-chose, tout
grands immémoriaux du go qu'ils furent. Plus courtois que jamais,
James me dit que j'avais été un agneau innocent et qu'il
s'était comporté comme le loup entré dans la
bergerie, [
dès qu'on lui avait ouvert la porte ],
remarque qu'il laissa échapper avec un sourire canin inattendu
et que je ne lui connaissais pas. Dix ans plus tard tandis que je
revis James en voyage d'affaires à Paris, et que nous discutions
de choses et d'autres, notamment de cette époque où
nous vivions tous les deux à Chicago, aux Etats Unis d'Amérique,
après tout ce temps, avait dit James, je lui demandais
s'il jouait au go toujours aussi férocement — tant j'avais
gardé la mémoire vive de son sourire canin et de ma
condition d'agneau innocent — il sourit, sans doute dans le souvenir
de son festin d'agneau gras pour loup affamé, et s'excusa presque
en arguant que depuis dix ans déjà, son niveau de jeu
avait beaucoup baissé, parce que d'après lui, il n'y
mettait plus autant d'importance et peut être pas la même
méchanceté. Ce sont ses mots. Je fus tout à coup
parcouru d'un épouvantable frisson rétrospectif en me
rappelant cette partie lointaine qui avait tourné à
la leçon de modestie pour mon compte, mais à l'époque
je n'avais pas ressenti qu'il se soit agi de méchanceté,
cette dernière m'atteignait, enfin, avec dix ans de retard.
Quand mon ami chinois Liu Sian venait à Paris, il prenait
donc ses quartiers chez moi, dans toute l'exiguïté de
mon appartement parisien, au
227
de l'avenue Daumesnil. Liu Sian venait surtout à Paris
pour vendre ses toiles, qui se vendaient d'ailleurs très bien,
pour la plus grande perplexité de Liu Sian qui voyait non seulement
sa peinture alimentaire partir comme des petits pains — et ce
bien que je fusse incapable de lui dire quelle était la couleur
préférée des Français, tout comme les
Canadiens sont, d'après Liu Sian, très preneurs de
bleu
— de même que ses toiles qui d'après lui ne relevaient
pas de sa peinture alimentaire. Pour ma part j'éprouvais une
difficulté croissante à faire le distinguo entre la
peinture alimentaire de Liu Sian et sa peinture non commerciale, mais
tout de même commercialisée avec succès à
Paris. Liu Sian connaissait en effet de très beaux succès
mercantiles, vendant l'intégralité de ses expositions
aussi bien celles de peinture alimentaire que celles de peinture non
commerciale. Pour ce qui était du distinguo, Liu Sian, lui
si, voyait encore la différence. Etant ordonné de nature,
il avait deux galeries parisiennes — si je ne me trompe, elles
étaient toutes les deux sises dans la rue P à Paris
— une des galeries à laquelle il confiait ses toiles de
peinture alimentaire, l'autre à qui il confiait sa peinture
artistique, entre guillemets. Cette organisation bipolaire
devait pour beaucoup contribuer à ce qu'il ne mélangeasse
pas les genres des peintures, et lui permettait sûrement d'y
voir suffisamment clair et, de ce fait, de garder encore assez distinctement
à l'esprit le distinguo entre peinture alimentaire et peinture
non commerciale, distinguo qui m'apparaissait en revanche de moins
en moins nettement. Pour ma part au contraire, les choses ne connaissaient
pas le même tour favorable. Liu Sian, et ce n'était pas
uniquement de l'amitié de sa part, ne parvenait pas à
comprendre — pas davantage qu'il ne s'expliquait les raisons de
ses succès — comment il était possible que mes toiles
les rares fois où elles furent exposées à Paris
ne se fussent pas vendues du tout, et comment il se faisait que je
n'ai, jusqu'à présent, eu que deux expositions parisiennes
dans des galeries, toutefois suffisamment excentrées, pour
que tout un chacun, fréquentant habituellement le milieu des
galeries du centre de Paris, ignorasse jusqu'au nom de leurs rues.
Ces expériences ne furent pas amenées à se reproduire,
il faut dire que de telles déconvenues, de telles méventes,
avaient tôt fait de froisser définitivement les rares
galeries qui avaient couru le risque d'organiser des expositions d'invendus

,
c'est à dire de mes toiles. Décidément le marché
de l'art parisien
semblait, de ce que
Liu Sian pouvait en juger, au vu de nos deux expériences opposées,
obéir à des lois propres qui défiaient toutes
les autres, celles des principales capitales que Liu Sian — qui
avait fini par obtenir une notoriété internationale
naissante — fréquentait assidument de ses expositions.
Par ailleurs j'avais cessé toute activité de peinture
alimentaire à mon retour des Etats Unis d'Amérique,
le marché de la peinture en bâtiment français,
aux exigences de qualité sans doute plus grandes, avait également
été retors à mes efforts de percée dans
le milieu. Comme j'étais incapable d'entamer la moindre carrière
de peintre de peinture alimentaire, de peinture alimentaire artistique,
s'entend, ne parvenant pas, entres autres choses, à me décider
pour une patte, qui à défaut de m'être personnelle,
pusse être reconnue comme telle par les amateurs potentiels
de peinture alimentaire, j'avais résolu de gagner ma vie, et
mes tubes de peinture, en commençant une carrière dans
un secteur qui paraissait plus porteur, celui de l'informatique, mais
qui présentait l'inconvénient majeur d'être sans
rapport avec mes compétences quelles qu'elles fussent. Aussi
ne faisant pas immédiatement montre d'aptitude pour les lois
pourtant binaires qui régissent l'informatique, mon horizon
s'en trouva rapidement bouché: les tâches qui me furent
de prime abord imparties consistaient essentiellement à remettre
des autoroutes de
listing vierge auprès d'imprimantes
gloutonnes et dont
le
ronronnement, le ronflement, les roulements, la rumeur, les grondements
presque, les chocs et les entre-chocs, le fracas, les grésillements,
le brasillement, le brondissement, le bruissement, le clapotage, les
clapotis, les clapotements, les clappements, claquements, craquements,
craquettements, les crépitations, les crépitements,
les crissements, tapements, tintements et les petites stridulations,
l'hydatisme — encore que d'hydatisme, il soit délicat et
sans doute déplacé de parler tant ces imprimantes étaient,
aussi compliquées fussent-elles dans leur fonctionnement, dépourvues
d'organes — les raclements, le vrombissement des mécanismes
obscurs obéissant à un ordre complexe qui leur était
propre, un peu à l'image de celui qui régit le marché
de l'art parisien

.
La cacophonie de ces imprimantes donc, reproduisait à merveille,
mais dans une plus petite échelle, bien qu'
avec
une régularité toute métronomique, l'abattage
de grands arbres avec une fréquence effrénée
à laquelle les forêts du monde entier n'auraient pas
survécu plus d'une semaine. En outre le rythme déchainé
des imprimantes, le caractère répétitif de leur
production, l'automatisme régnant sans partage sur toutes les
tâches et enfin, le côté binaire, bien sur, de
la plupart des situations, déteignaient beaucoup sur la nature
un peu sèche des rapports entre les êtres qui travaillaient
au sein du service informatique, état dans l'état dans
l'entreprise, et dont
tous
les locaux et les équipements rappelaient sans difficulté
le décor des séries américaines de science-fiction
des années soixante, seules quelques indications immuables
telles la machine à café, un calendrier des postes,
des porte-manteaux et
des
placards pour effets personnels aux rustiques combinaisons à
trois chiffres, qui se distinguaient les uns des autres davantage
par les autocollants que d'après leurs numéros de casier,
ainsi certains collègues marquaient leur appartenance à
une région, autocollant de la région Loire, tandis que
d'autres clamaient leur allégeance aux destinées d'un
club de football, le Paris Saint-Germain, en tête au nombre
des autocollants sur les placards, devant l'Olympique de Marseille
et l'A.S. Saint Etienne, quand d'autres, enfin, étaient soucieux
de se distinguer par la marque de leur voiture, autant de détails,
somme toute, qui sont le plus souvent négligés, à
tort, par les réalisateurs de séries américaines
de science-fiction, nous laissant croire, sans doute que la nature
humaine aura tellement évolué d'ici au XXVIIème
siècle que les hommes en l'an 2601 ne s'abreuveront plus de
café le matin, sauront toujours quel jour de la semaine on
est, n'auront jamais besoin de se dévêtir et ne se passionneront
plus pour les trajectoires désordres, de vingt deux de leurs
semblables autour d'une sphère de cuir, capricieuse dans ses
rebonds inégaux ou encore pour la marque de leur moyen de transport
individuel. J'avais donc sous les yeux un échantillon de l'humanité
à venir et de ce que je pouvais voir,
cet
homme-là était assez inapte au dialogue et à
la parole. Prenons un exemple. En sortie — j'avais fini par maîtriser
ce précepte informatique universel du couple entrée/sortie,
— les imprimantes n'étaient pas avares de montagnes de
listings aux altitudes équivalentes à celles
que je prodiguais en entrée à ces
bécanes
— autre terme universel informatique et qui désigne essentiellement
toute chose animée, si ce n'est mue d'une volonté propre—
lesquelles montagnes de papier étaient déliassées
par mes soins — là aussi le terme technique exact est
dispatché
et tous mes efforts auprès de mes collègues pour réintroduire
le verbe
déliasser furent vains — et triés
en des piles ordonnées, une pile par destinataire. L'exemple
du destinataire. Les destinataires étaient le plus souvent
des
programmeurs, soit très absorbés,
et cela je pouvais le comprendre, le décryptage de
suites
ininterrompues de signes sans cohérence immédiate
— tels un texte écrit en chinois lu par un Occidental —
dont recelaient les
états (
listings imprimés
) devait sûrement demander un niveau de concentration comparable
à celui nécessaire à la conduite d'une
prenante
partie d'échecs, soit les
programmeurs
étaient-ils méprisants à l'égard de cette
sous-gente informatique que
mes
collègues et moi devions représenter à leurs
yeux, tant nos aptitudes informatiques étaient médiocres,
surtout en comparaison de leur très grande maîtrise des
lois binaires précitées, dans tous les cas de figure
les contacts avec d'autres employés étaient donc limités,
puisque les
programmeurs étaient soit
trop absorbés, soit trop méprisants pour nous adresser
la parole, toujours est-il que les seules vraies paroles échangées
l'étaient avec mes collègues aux relèves. Ainsi
lorsque je faisais partie de
l'équipe montante, en
fait d'équipe, j'étais seul,
l'équipe descendante,
c'est à dire mon collègue dont le quart — c'est
à dire le tiers d'une journée — précédait
le mien me disait en général, dans l'ordre:
Salut.
Ça va? Y a la 780 qui déconne, j'ai fait un appel à
l'inspection IBM. Les autres bécanes ça va. Lorsque
je faisais, à mon tour, partie de l'équipe descendante,
la situation que je transmettais avait peu évolué: je
m'entendais dire:
Bonjour, ça va?, j'ajoutais par
pur bavardage, depuis hier, mais
l'équipe montante,
un fort gaillard moustachu aux épaules de déménageur,
l'équipe montante, donc, était généralement
peu réceptive à l'ironie cachée et diffuse de
cette remarque.
Les bécanes ça va. Par contre
— j'avais essayé de dire en revanche une ou deux fois mais
l'équipe montante m'avait fait répéter
aussi je finis par corriger de moi-même cet écart verbal
et le remplaçait par le barbarisme en vigueur, c'est à
dire
par contre —
il n'y a plus de 2246 —
le
2246 étant un
listing de papier pré-imprimé
qui servait à l'envoi de courriers bien particuliers aux clients
de la société qui m'employait. Et si d'aucuns un peu
exacts dans leur lecture souhaiterait se faire une idée de
ces quelques paroles dans leur contexte bruyant, je les engage vivement
à mettre en route simultanément tous les appareils électroménagers
dont ils disposent, et de crier au plus fort de leur gorge et de leurs
poumons:
Bonjour ça va? Les bécanes, ça
va, par contre il n'y a plus de 2246, faut en recommander 
.
Les lecteurs attentifs auront tôt fait de remarquer qu'une aussi
médiocre et frugale communication ne suffira jamais à
l'honnête homme. Ajoutez à cet embryon d'échanges
avec d'autres hommes, des conditions de travail rebutantes, je ne
reviens pas sur le bruit quasi-ininterrompu

des imprimantes, lesquelles fonctionnaient en trio et la meilleure
conduite de ces imprimantes consistait à intervenir à
leur chevet à tour de rôle. Les périodes de relative
inactivité, inactivité de l'homme pas celle des machines,
c'est à dire ces périodes éminemment bruyantes
puisque les trois bécanes tournaient à plein, étaient
comblées par le déliassage du
listing et son
tri, de même que d'autres menues activités, telles que
le recensement des pré-imprimés et le remplissage des
bons de réachalandage, des passages brefs d'aspirateur

sur les parties sales de l'imprimante et autour de l'imprimante et
notamment après chaque réapprovisionnement d'encre en
poudre, ou au contraire après chaque vidange de l'encre saturée,
Il y avait trois imprimantes, la 780, la 781 et la 782 ( il était
généralement entendu de dire sept huit un et non sept
cent quatre vingt un ) et puis aussi une imprimante à trous
dont l'emploi tendait à se marginaliser, cantonnée qu'elle
était aux petits tirages d'une part, mais surtout à
des pré-imprimés qui menaçaient à tout
moment de ne plus être recommandés, obsolescence partagée
avec l'imprimante elle-même. Nous fuyions tous les tâches
à exécuter sur cette imprimante, partagés entre
deux attitudes, prendre en compte l'obsolescence par anticipation
de ce vieux matériel et faire preuve d'une procrastination
qui se reportait d'équipe en équipes sur plusieurs jours,
parfois sur deux semaines, jusqu'à ce que le chef d'exploitation
ne s'aperçoive lui-même qu'une série d'imprimés
était en attente sur ce vieux bouzingue, cette usine à
gaz, et qu'il fasse de cette impression un impératif, mieux
valait ne pas être le pauvre élu de cette remontée
de bretelles, toujours sommé de s'exécuter sur le champ,
et d'écoper ainsi de la rébarbative corvée. La
mise en route et les réglages fastidieux de cette imprimante
nous portaient à tous sur les nerfs, et tout particulièrement
son bruit de fonctionnement qui ressemblait à celui d'une mitraillette
en surchauffe

.
Le constructeur de cette imprimante avait conçu un système
de capot amovible et escamotable qui étouffait un peu le bruit
des rafales

,
mais de rabattre le capot n'était pas sans risque, puisqu'un
défaut de conception faisait que le capot rabattu

entraînait plus souvent qu'à son tour un engorgement
de l'autoroute de papier et des bourrages répétitifs
du
listing. L'intervention qui consistait à résorber
ce fatras de papier emmêlé portait également,
sinon davantage, sur les nerfs, ce qui fait, bien sur, que mes collègues
et moi-même avions résolu de faire fonctionner ce dinosaure
le capot ouvert dans le vacarme de sa mitraillette frénétique

.
La mise hors tension définitive de cette maudite bécane
fut fêtée par tous et c'était un bonheur que de
se dire que nos procrastinations généralisées
à toutes les équipes avaient fini par convaincre en
haut lieu, en passant par le chef d'exploitation, de l'obsolescence
de la bécane et de son départ, finalement, pour la casse.
Il y avait donc trois imprimantes IBM de type trois mille huit —
et j'écris la chose en lettres tant je ne fus jamais tout à
fait sur que cette dénomination signifiait 3008 ou 3800. Comme
je l'ai écrit, lors des périodes de productivité
faste, elles devaient fonctionner de concert

et il convenait d'aller du chevet de l'une au chevet de l'autre à
tour de rôle et de cantonner ainsi l'arrêt de l'impression
pour intervention à une seule imprimante à la fois,
pendant que les deux autres continuaient de tourner. Sur les trois
mille huit, les interventions les plus fréquentes obéissaient
à cinq codes d'erreur inscrits sur le petit écran à
diode sur le côté de l'imprimante, lesquels codes s'affichaient
en clignotant pour attirer l'attention des opérateurs avec
force signal sonore

,
sans doute destiné, paradoxalement, aux sourds, à ceux
d'entre nous qui auraient tout à fait perdu l'ouïe et
qui de ce fait auraient manqué de remarquer qu'en s'arrêtant,
une imprimante représente un déficit sonore d'un tiers
par rapport au volume

le plus fréquent de la pièce, lequel correspond, évidemment,
au fonctionnement simultané et à plein régime

des trois imprimantes: le code 01, plus de papier en entrée,
enlever le carton vide, opération faite du pied tandis que
les deux bras sont lestés par le carton plein du papier de
remplacement, remplacer carton vide par carton plein, opération
toujours délicate pour les lombaires, tirer le
listing,
le passer sous la brosse amovible, aligner début avec fin,
joindre les deux à l'aide du ruban adhésif bleu ciel,
prévu à cet effet, libérer le chemin du papier,
appuyer sur la touche
libération, puis la continuité
ayant été éprouvée, faire
départ,
par acquis de conscience, vérifier que la réception
n'empâtit pas du changement de rame, le code 32, bourrage de
papier dans le chariot de réception, le plus en amont possible,
couper le
listing à l'aide du sabre de matière
plastique
bleu
cobalt 
,
lequel se range dans la fente-étui prévue à cet
effet, à droite du chariot de réception, insérer
le
listing, inverser les deux ou trois plis dans le chariot
de réception, le remonter et faire
départ,
le code 04, encre faible, arrêter l'imprimante, ouvrir la trappe,
abaisser le bidon d'encre précédent et le percolateur,
tapoter sur le bidon précédent pour se débarasser
des petits tas d'encre collés aux parois du bidon, soulever
doucement le bidon et le désengager, retenir son souffle, jeter
le bidon dans la poubelle qu'on aura approchée préalablement,
dévisser le couvercle du bidon d'encre neuf, l'engager sur
le percolateur, enfoncer l'opercule d'un coup sec, réintroduire
le couple percolateur-bidon dans la trappe, refermer la trappe, faire
départ, passer l'aspirateur — fait ingénieux,
chaque imprimante était équipée de son propre
système d'aspiration

,
avec son manchon flexible et ses embouts accessoires, et enfin son
bac de réception, lui même objet de vidages réguliers,
lesquelles opérations de vidage devaient être suivies
d'une nouvelle aspiration des abords de la bécane, parterre,
dans le fond ou sur les parois de l'imprimante, du fait du trop plein
du bac de réception de la poussière: en soi, la bécane
se comportait comme une véritable réaction chimique,
papier + encre + données ( reçues par le cerveau de
l'imprimante ) =
listings imprimés + précipité
d'encre saturée + poussière, ce qui obéissait
tout à fait à Lavoisier:
rien ne se perd, rien ne
se crée tout se transforme — passer l'aspirateur donc

,
à moins que ce ne soit bientôt l'heure de la relève
et leur laisser la bécane en l'état, code 26, rupture
de l'autoroute de papier avant le four, vider le chariot de réception,
libérer le chemin du papier, couper le
listing, passer
l'aspirateur

dans la bécane, recharger le papier, faire
libération,
demander au pupitreur un
backspace de 20 pages, faire
départ,
arrêter l'impression dès que la bécane repart,
relever le numéro de la première page imprimée,
relancer l'impression, récupérer le
listing
extrait du chariot de réception, repérer toutes les
pages postérieures au numéro de page relevé et
les jeter à la poubelle réservée au papier, code
28, oui je me doute bien que ce soit être un peu fastidieux
à lire tout cela mais il faut bien que je vous explique le
boulot

,
code 28, donc, rupture de l'autoroute du papier après le four,
deux cas d'école, premièrement la rupture est franche
et alors il faut traiter comme un code 32, deuxièmement, la
rupture n'est pas franche et le papier est déchiré et
alors il faut conduire les mêmes opérations que pour
un code 26. En dehors des interventions auprès des imprimantes,
il y avait aussi, la vidange de l'encre saturée, indiquée
par aucun code, mais mieux valait s'en apercevoir avant le trop plein
qui certes ne gênait pas l'impression en soi, mais se répandait
salement à l'arrière de l'imprimante, à ce point
de vue, aucune solidarité ne régnait entre les équipes
puisqu'une équipe sur le point d'être descendante n'anticipait
jamais cette vidange, pour éviter à l'équipe
montante la déconvenue d'un trop plein, en début de
quart et donc en début de tiers de journée, d'ailleurs
l'une des premières choses à faire en début de
quart et donc de tiers de journée, consistait à vérifier
l'état d'avancement des bacs de réception d'encre saturée,
et de pester contre l'insouciance et la désinvolture de l'équipe
descendante, de n'avoir pas anticipé l'intervention, manque
de prévoyance et laisser-aller dont on se rendait également
coupable en fin de quart, et donc en fin de tiers de journée;
il y avait aussi déliasser le
listing, du gras du
pouce, égrener les pages en surveillant les repères
sur les tranches, ce repère atteint, chercher la bannière
de début ou de fin de l'état, selon que la pile de
listing
ait été ou non retournée, poser la main à
plat sur la bannière de fin ou de début, selon que la
pile de
listing ait été ou non retournée,
donner une pichenette à l'angle sur la couture et ensuite,
tirer d'un coup sec dans le claquement

de la couture du
listing, qui cédait sur toute la
longueur d'un seul coup, empiler les états ainsi délaissés
en quinconce, approcher le chariot sur lequel on a rangé les
états, en tas et en quinconce, des casiers de tri, en prendre
un tas calé sur l'avant-bras gauche et de la main droite, jeter
les états dans les casiers idoines; il fallait aussi recenser
les potentielles ruptures de stock de papier, ramasser une carte perforée
dans une poubelle, se munir d'un crayon que l'on gardera derrière
l'oreille, passer dans les rayons, toujours vérifier que les
cartons entreposés sur les étagères du haut soient
effectivement lourds et donc contiennent de fait du papier en quantité
et non juste quelques feuilles, marquer les manques, 2246 X 2 pour
deux nouveaux cartons de 2246, faire tous les rayons, retourner en
salle, dans la chaleur moite produite par les bécanes qui tournent
et de fait expriment l'humidité du papier, retrouver aussi
l'odeur du
papier chaud et de l'encre en fusion,
remettre du papier dans la 780, et puis dans un tiroir, le deuxième
en partant du haut, le tiroir de l'équipe du soir, en fait
les trois tiroirs contenaient rigoureusement la même chose,
c'est à dire des bons de réachallandages, un ou deux
crayons et des magazines à caractères pornographiques,
dans lesquels des photographies de femmes lascives côtoyaient
des photographies de voitures de course ou d'images sanglantes de
faits divers juteux, et traditionnellement un reportage sur les requins
requiem de l'Océan Indien, dont les carnages sur de belles
pièces de viande avariées étaient photographiées,
avec force gros plan, au grand angle, ce qui donnait à voir
que ces animaux n'étaient que gueule ouverte et ornée
de dents passablement mal alignées, au même titre sans
doute que les femmes présumées lascives n'étaient
que fesses cambrées, opulentes poitrines et chattes béantes,
prendre donc un bon de réachallandage, ne pas trop flâner
sur la une du magazine sur le dessus de la pile, s'appuyer sur le
capot d'une des vielles imprimantes, dite à trous, et bien
appuyer à cause de l'exemplaire carboné, écrire
2246 X 2, pour deux cartons de 2246; enfin lorsqu'une imprimante est
en attente de réception de données, en profiter pour
l'arrêter et passer un coup d'aspirateur un peu partout et puis
faire
départ, entre-temps, les données sont
arrivées et l'imprimante repart. L'essentiel du travail consistait
donc à passer d'une imprimante à l'autre, d'un code
à l'autre. Comme je l'ai dit il y avait trois imprimantes,
la 780, la 781 et la 782, et comme nous l'avons vu ensemble, cinq
codes d'intervention potentiels pouvaient se produire, le code 01,
le code 32, le code 26, le code 28 et le code 04,
les
choses allaient ainsi, code 01 sur la 782, remettre du papier,
code 01 sur la 781, remettre du papier, la 780 tourne toujours, code
32 sur la 781, bourrage, en remettant du papier dans la bécane,
le pli a été inversé, cela arrive, défaire
le bourrage et repartir, attendre et vérifier que la bécane
repart pour de bon, code 26 sur la 781, refaire le chemin du papier,
relancer, 780, code 32, bac de réception plein, vider le bac
et relancer, 780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code
26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 26, refaire
le chemin du papier et relancer,
elle commence à me faire
chier celle-là, 781, code 01, remettre du papier, relancer,
je sens bien que certains commencent à douter, se demandant
si je vais continuer comme cela encore longtemps, la réponse
est oui, c'est que j'ai du boulot, moi, et des impératifs à
respecter, alors pour ceux qui ne suivent pas, ou qui ont du mal à
suivre, ils n'ont qu'à me retrouver à la page 111, je
continue donc, 782, code 28, libérer refaire le chemin du papier,
demander un backspace de 20 pages au moins, faire
départ,
arrêter, relever le numéro de page, redémarrer,
faire le tri, sur la 780, code 32,
elle s'y met aussi, 781,
code 01, remettre du papier et relancer, 782, code 01, remettre du
papier et relancer, 781, en attente de données, arrêt
de la bécane et petit coup d'aspirateur, départ, ça
redémarre, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot de
réception, enlever le
listing, remettre dans les plis
et faire
départ 
,
780, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la
782, remettre du papier, code 01 sur la 781, code 26 sur la 781, refaire
le chemin du papier, relancer, 780, code 32, bac de réception
plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier,
relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782,
code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 781, code 01, remettre
du papier, relancer, 781, code 28, libérer refaire le chemin
du papier, demander un
backspace de 20 pages au moins, faire
départ 
,
arrêter, relever le numéro de page, redémarrer,
faire le tri, sur la 782, code 32, 781, code 01, remettre du papier
et relancer, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 782, en
attente de données, arrêt de la bécane et petit
coup d'aspirateur

,
départ, ça redémarre, 781, code 32, bourrage,
descendre le chariot de réception, enlever le
listing,
remettre dans les plis et faire
départ, 781, plus
de papier, remettre du papier et relancer, 780, code 28,
tiens
c'est le premier depuis longtemps, libérer refaire le
chemin du papier, demander un
backspace de 20 pages au moins,
faire
départ 
,
arrêter, relever le numéro de page, redémarrer,
faire le tri, sur la 781, code 32, 782, code 01, remettre du papier
et relancer, 780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code
32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le
listing, remettre dans les plis et faire
départ,
780, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la
781, remettre du papier, code 01 sur la 782, en remettant du papier
dans la bécane, le plis a été inversé,
défaire le bourrage et repartir, attendre et vérifier
que la bécane repart pour de bon

,
code 26 sur la 782,
putain mais c'est pas vrai, elle va pas me
faire ça toute la journée ou quoi?, refaire le
chemin du papier, relancer, 782, code 32, bac de réception
plein, vider le bac et relancer, 781, code 01, remettre du papier,
relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782,
code 26,
cette fois-ci, ça fait vraiment trop chier, j'appelle
l'inspection
IBM, chercher le numéro de téléphone,
ben non je ne le connais pas par coeur 
,
chercher le numéro de contrat,
pourvu que ce soit Jean-Louis
qui vienne, parce que son remplaçant, si t'as besoin de rien
tu l'appelles, c'est Jean Louis qui viendra, mais pas avant cet
après-midi,
oui je sais en attendant je peux mettre un
élastique et un trombone pour maintenir le pont, mais
ça ne tient jamais très longtemps, accrocher un trombone
dans le fond de l'imprimante, le reprendre avec un élastique
au pont, refaire le chemin du papier et relancer

,
782, code 26,
la preuve, refaire le chemin du papier et relancer,
780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 28,
et c'est
reparti comme en 40, cette fois-ci c'est avant le four, encore
plus chiant défaire l'élastique et le trombone, quitte
à ce que ça casse autant que ça casse après
le four, pas avant, libérer refaire le chemin du papier, demander
un
backspace de 20 pages au moins, faire
départ

,
arrêter, relever le numéro de page, redémarrer,
faire le tri, sur la 780, code 32, 781, code 01, remettre du papier
et relancer, 782, code 01, remettre du papier et relancer, 781, en
attente de données, arrêt de la bécane, petit
coup d'aspi, départ

,
ça redémarre, 780, code 32, bourrage, descendre le chariot
de réception, enlever le
listing, remettre dans les
plis et faire
départ, 781, plus de papier, remettre
du papier et relancer, 782, code 28, libérer refaire le chemin
du papier, demander un
backspace de 20 pages au moins, faire
départ 
,
arrêter, relever le numéro de page, redémarrer,
faire le tri, sur la 780, code 32,
elle s'y met aussi c'te salope,
780, code 01, remettre du papier et relancer, 782, code 01, remettre
du papier et relancer, 782, code 32, bourrage, descendre le chariot
de réception, enlever le
listing, remettre dans les
plis et faire
départ, 781, plus de papier, remettre
du papier et relancer, code 01 sur la 780, remettre du papier, code
01 sur la 782, code 26 sur la 782,
ça c'est original,
refaire le chemin du papier, relancer, 780, code 32, bac de réception
plein, vider le bac et relancer, 780, code 01, remettre du papier,
relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782,
code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782, code 01, remettre
du papier, relancer, 782, code 28, rester calme, libérer refaire
le chemin du papier, demander au pupitreur un
backspace de
20 pages, le pupitreur,
encore! —
ben ouais mon con
si tu crois que je me fais pas assez chier comme ça, faire
départ 
, arrêter, relever le numéro de page, redémarrer,
faire le tri, sur la 780, code 32, 780, code 01, remettre du papier
et relancer, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code
32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever le
listing, remettre dans les plis et faire
départ,
781, plus de papier, remettre du papier et relancer, 782, code 28,
libérer refaire le chemin du papier, demander au pupitreur
un
backspace de 20 pages au moins, le pupitreur,
tu
sais que tu m'fais chier avec tes putains de backspaces,
penser à demander à un autre pupitreur la prochaine
fois, de toute façon, c'est tous des cons dans cette équipe,
faire
départ 
,
arrêter, relever le numéro de page, redémarrer,
faire le tri, s'apercevoir que cet abruti de pupitreur n'a fait qu'un
backspace de 5 pages, arrêter la bécane, donner
un coup de pied dans le carton de réserve de papier devant
l'imprimante, peser le pour et le contre, il manque combien de pages?,
trois pages, s'en foutre comme d'une guigne, relancer l'imprimante

,
si on vient me dire quoi que ce soit, dire que c'est à la mise
sous pli qu'ils ont du
bouffer deux ou trois pages, vraiment
penser à demander à un autre pupitreur la prochaine
fois, sur la 780, code 32, 780, code 01, remettre du papier et relancer,
781, code 01, remettre du papier et relancer, 780, code 32, bourrage,
descendre le chariot de réception, enlever le
listing,
remettre dans les plis et faire
départ, 781, plus
de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la 782, remettre
du papier, code 01 sur la 781, code 26 sur la 782, y'avait longtemps,
refaire le chemin du papier, relancer

,
781, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer,
780, code 01, remettre du papier, relancer, 782, code 26, refaire
le chemin du papier et relancer, 782, code 26,
elle me fait chier
c'te conne, refaire le chemin du papier et relancer, 781, code
01, remettre du papier, relancer, 782, code 28, libérer refaire
le chemin du papier, demander à un autre pupitreur un
backspace
de 20 pages au moins, l'autre pupitreur,
tu crois que j'ai que
ça à foutre! — ma parole ils se sont passés
le mot pour me faire chier, faire
départ, arrêter,
relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri,
sur la 780, code 32, 782, code 01, remettre du papier et relancer,
780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage,
descendre le chariot de réception, enlever le
listing,
remettre dans les plis et faire
départ, 780, plus
de papier, remettre du papier et relancer, 782, code 28, libérer
refaire le chemin du papier, attendre que le chef d'exploitation fasse
son entrée en salle pupitre pour demander un peu bruyamment,
en laissant la porte ouverte

—
ils adorent ça ces cons — un
backspace
de 20 pages au moins, faire
départ, arrêter,
relever le numéro de page, redémarrer, faire le tri,
sur la 780, code 32,
elle s'y met aussi cette conne, râler,
partir
prendre un café, sélection 1E4 sur le distributeur
de boissons chaudes, 1, pour
grand gobelet, E4,
pour café au lait sucré, introduire les deux balles,
attendre la chute du gobelet, de l'agitateur dans le gobelet, puis
le sucre, dans le gobelet aussi, quand le truc est bien réglé,
d'abord c'est le lait en poudre qui tombe, laisser pisser un peu d'eau
chaude puis retirer le gobelet, pour laisser l'excédent d'eau
chaude couler dans la bonde du distributeur, le distributeur fait
vraiment dans le dilué, remettre le gobelet, c'est le café
en poudre qui tombe, puis l'eau chaude, là pareil, ne pas laisser
le gobelet se remplir jusqu'au bout, retirer le gobelet et laisser
le reste d'eau chaude pisser dans la bonde grillagée du distributeur,
bien sur un petit gobelet ça coûte vingt centimes de
moins, mais avec une sélection
grand gobelet on arrive
à faire un petit gobelet buvable

,
les pupitreurs, chaque ils font la remarque,
t'as les moyens de
prendre un petit gobelet et d'en foutre la moitié à
côté, — ben ouais mon con, c'est une question de
classe, de standing, tu peux pas comprendre, le type du distributeur,
il nous verrait faire ça, il serait
vert,
mais bon il n'a qu'à le régler correctement son merdier,
nous si on travaillait pareil, il y a longtemps qu'ils nous auraient
foutus à la lourde, c'est pas de sa faute non plus faut reconnaître,
à lui, on lui dit, tu règles sur tant de poudre, lui
il s'en fout, il en boit pas du café de son bouzingue, alors
il met tant de poudre, faut pas chercher à comprendre plus
loin, enfin en tous cas pour ceux qui suivent jusqu'au bout ils ne
sont pas repartis sans rien apprendre, maintenant, ils sauront vraiment
se servir d'un distributeur de café, retourner en salle, les
trois bécanes sont en carafe,
t'étais où
tout ce temps, — au café tu vois pas?, toujours redescendre
en salle avec un café chaud qui fume encore ils peuvent rien
dire, 781, code 01, remettre du papier et relancer

,
782, code 01, remettre du papier et relancer

,
781, en attente de données, arrêt de la bécane
et pas de petit coup d'aspirateur,
fait trop chier, départ

,
ça redémarre, 780, code 32, bourrage, descendre le chariot
de réception, enlever le
listing, remettre dans les
plis et faire
départ 
,
780, plus de papier, remettre du papier et relancer, code 01 sur la
781, remettre du papier, code 01 sur la 780, code 26 sur la 781, refaire
le chemin du papier, relancer, 780, code 32, bac de réception
plein, vider le bac et relancer, 782, code 01, remettre du papier,
relancer, 782, code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 782,
code 26, refaire le chemin du papier et relancer, 781, code 01, remettre
du papier, relancer, 782, code 28, libérer refaire le chemin
du papier, demander à un autre pupitreur un
backspace
de 20 pages au moins, il veut pas le faire,
va mourir, je
reviens en salle d'impression

,
je coupe l'imprimante, si on me demande quoi je dirais que j'ai appelé
l'inspection, je montrerais le numéro d'appel dans le cahier
de consignes, et puis si on me demande s'il n'y a pas moyen de fonctionner
malgré tout
en dégradé comme ils disent,
je répondrais
ben non pas avec une tête de noeud
au pupitre qui m'envoie chier dès que je demande un putain
de backspace, de toute manière on ne me demandera rien
et de fait à la fin de la journée on ne m'avait toujours
rien demandé,
comme quoi on doit se faire plus de soucis
qu'eux pour leurs bécanes, sur la 780, code 32, elle s'y
met aussi, de toute façon elles me font toutes chier, 781,
code 01, remettre du papier et relancer

,
780, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 32, bourrage,
descendre le chariot de réception, enlever le
listing,
remettre dans les plis et faire
départ, 781, code
01, remettre du papier et relancer, 780, code 01, remettre du papier
et relancer

,
781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception,
enlever le
listing, remettre dans les plis et faire
départ,
780, plus de papier, remettre du papier et relancer

,
code 01 sur la 781, remettre du papier, code 01, code 26 sur la 781,
refaire le chemin du papier, relancer

,
780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer,
780, code 01, remettre du papier, relancer, 781, code 01, remettre
du papier, relancer, sur la 780, code 32, 781, code 01, remettre du
papier et relancer, 780, code 01, remettre du papier et relancer,
781, code 32, bourrage, descendre le chariot de réception,
enlever le
listing, remettre dans les plis et faire
départ

,
780, plus de papier, remettre du papier et relancer, sur la 780, code
32, 781, code 01, remettre du papier et relancer, 781, code 01, remettre
du papier et relancer, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot
de réception, enlever le
listing, remettre dans les
plis et faire
départ, 780, plus de papier, remettre
du papier et relancer

,
code 01 sur la 781, remettre du papier, code 01 sur la 781, code 26
sur la 781, refaire le chemin du papier, relancer

,
780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer,
780, code 01, remettre du papier, 781, code 01, remettre du papier,
relancer, sur la 780, code 32, elle s'y met aussi, 781, code 01, remettre
du papier et relancer

,
code 32, bourrage, descendre le chariot de réception, enlever
le
listing, remettre dans les plis et faire
départ

,
780, plus de papier, remettre du papier et relancer

,
781, code 01, remettre du papier et relancer

,
782, code 01, remettre du papier et relancer

,
un programmeur passe en salle pour prendre un
listing urgent,
c'est un gars du Nord, un ch'timi, pendant que je lui sors son
listing,
je lui demande
dis au fait tu as su pour Monsieur et Madame Bièrqjpraifaire,
il sont eu un petit garçon qu'ils ont appelé Michel,
[ ça c'est la récompense pour ceux qui lisent jusqu'au
bout ], on se marre, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot
de réception, enlever le
listing, remettre dans les
plis et faire
départ, 780, plus de papier, remettre
du papier et relancer

,
code 26 sur la 780, refaire le chemin du papier, relancer

,
780, code 32, bac de réception plein, vider le bac et relancer

,
780, code 01, remettre du papier, relancer

,
781, code 01, remettre du papier, relancer

,
sur la 780, code 32, 781, code 01, remettre du papier et relancer

,
code 04 sur la 781,
tiens c'est le premier de la journée,
il y a des jours comme ça, défaire le bidon précédent,
le jeter dans la poubelle, remettre de l'encre, refermer la trappe,
passer un coup d'aspi

,
et faire
départ 
,
ça roule 
,
ça sort bien noir, 781, code 32, bourrage, descendre le chariot
de réception, enlever le
listing, remettre dans les
plis et faire
départ 
,
780, plus de papier, remettre du papier et relancer

,
781, code 01, remettre du papier et relancer

, 780, code 04, remettre de l'encre et relancer

,
781, code 26, refaire le chemin du papier et relancer

,
on s'oublie vite à ce rythme. D'aucuns,
parmi mes collègues notamment, mais surtout chez
les
inspecteurs IBM, responsables de la maintenance des imprimantes monstres,
voyaient de la beauté, vraiment, dans le fonctionnement de
cette énorme machine haute d'un bon mètre-cinquante,
longue de quatre mètres et profonde d'un mètre cinquante
également, et qui fonctionnait sans cesse ou presque, produisant
un défilé quasi-ininterrompu de papier imprimé,
suivre des yeux ce défilement était d'ailleurs tout
à fait hypnotique, le chemin de papier décrivant une
grande boucle un peu bousculée et contrariée à
l'intérieur de la machine, au travers d'épais écrans
de plexiglas fumés, on pouvait voir une féerie d'étincelles,
de flash et de clignotements électriques, de la beauté
donc, comme d'autres se satisfont du spectacle de bolides
rutilants
et multicolores parcourant avec monotonie et à toute berzingue
des boucles torturées, mais ces amateurs vous assurent que
la beauté est ailleurs, sous les capots de ces petits véhicules
énervés, dans la magie symphonique des pièces
agissant de concert pour produire pareille excitation — spectacle
que les amateurs sont capables d'imaginer au travers de la taule à
17.000 tours/minute

— je n'étais pas davantage sensible aux petits bolides
énervés que je ne l'étais des rouages des imprimantes
dont je devais tirer le meilleur rendement possible. Un de mes collègues
m'avait même dit un jour
elles sont tout de même bien
conçues ces bécanes, ce à quoi j'avais répondu
qu'elles avaient surtout été conçues pour
me faire chier ces bécanes. Ceux-là qui m'expliquaient
avec ravissement les ramifications de cette beauté, somme toute
conceptuelle, auraient été aussi incrédules et
insensibles que je ne l'étais à leur ébahissement,
face à mon admiration et mon engouement pour la beauté
abrupte, brute et brutale des toiles de
Franz
Kline. La patience était de mise des deux côtés.
Par la suite, il fut remarqué en haut lieu que la lecture des
manuels d'utilisation du matériel IBM, rédigés
en anglais, ne me freinait pas outre mesure, ce qui était le
signe avant-coureur d'une promotion imminente. Voyant là l'opportunité
de m'extraire du vacarme des bécanes

,
je ne contredis nullement mes maîtres et exagérait beaucoup
en paroles mes aptitudes informatiques. Cela prit. Et je quittais
enfin la salle des impressions. Pour parfaire ma motivation, le chef
d'exploitation eut recours à la menace — sans doute aussi
pour ne pas avoir l'air de lâcher un peu facilement une promotion,
c'était de bonne guerre, sans doute — et m'assura que si
dans une quinzaine de jours je ne faisais pas l'affaire, je retournerais
aux impressions dare-dare, des enfers on m'avait remonté au
purgatoire. Mes chances de réussite dans cette nouvelle place
étaient nulles. J'avais été préféré
à un autre opérateur — sous cette appellation vague
on désigne ceux qui travaillent au chevet des imprimantes —
à la plus grande ancienneté: toutes proportions gardées,
je faisais figure d'arriviste, et mes nouveaux collègues, mes
anciens maîtres, ne me laissèrent aucun espoir quant
à une aide bienfaisante de leur part. J'avais de fait beaucoup
exagéré mes connaissances informatiques qui en fait
s'articulaient autour d'une compréhension généraliste
du principe du tout ou rien, plus connu sous le nom de zéro-un.
Ce que l'on attendait de moi dans mes nouvelles fonctions, ne m'apparaissait
pas en pleine clarté.
Un
singe en face d'une machine à écrire avait autant
de chances que moi de s'en sortir, je décidai donc de singer,
pour ainsi parler, mes nouveaux collègues, mes anciens maîtres.
J'épiais leurs faits et gestes, leurs paroles, leurs manières
de répondre inhospitalièrement au téléphone,
Oui pupitre! 
,
je coinçais pareillement ma cigarette entre le majeur et l'annulaire
de ma main gauche, et j'affectais les mêmes soupirs de soulagement
qu'eux, lorsque le chef d'équipe annonçait une pause
café, comme eux je prenais la relève le matin avec une
tête d'enterrement et comme eux j'avais le sourire du chat qui
a trempé dans le pot de crème, quand la relève
arrivait. Je tentais de faire bonne figure en somme. Dans mon travail
d'observation assidue de mes collègues, je mémorisais
tout ce qu'ils faisaient,
toutes
les commandes qu'ils passaient sur les ordinateurs, la façon
dont certains ponctuaient leurs séries de commandes en appuyant
sur la touche entrée, soit de l'index, soit d'une légère
tape du bout du doigt, ou soit encore en tapotant, comme du poing,
tout en douceur, mais toujours très vite. Je remarquais qu'ils
délaissaient certaines tâches qu'ils jugeaient sans doute
peu gratifiantes, toutes ces menues besognes, le réapprovisionnement
des cassettes vierges, le rangement des bandes, les photocopies des
cahiers de consigne, remplir les feuilles de statistique, faire entrer
en salle les personnes non munies de badge et qui s'impatientaient
à l'interphone, toutes ces minuscules corvées donc,
aux sortires de la salle d'impression m'apparaissaient comme le paradis
sur Terre, aussi je m'empressais de les exécuter, pensant me
faire bien voir de mes nouveaux collègues, de mes anciens maîtres.
Je m'aperçus plus tard qu'au contraire, un signe aussi tangible
de soumission et d'acceptation des basses oeuvres me desservait dans
mes tentatives de me faire admettre de mes nouveaux collègues,
de mes anciens maîtres. Le plus difficile était de faire
face à la demande. C'était le syndrome de l'analyste-programmeur
qui entrait en salle avec son extrait de
listing. L'exemple
de l'analayste-programmeur qui entrait en salle pupitre avec des demandes
particulières. L'analyste - programmeur - avec - son - bout
- de -
listing et qui entrait en salle était une menace
omniprésente de découverte de mon peu de connaissances
informatiques.
De fait l'analyste - programmeur
- avec - son - bout - de -
listing entrait en salle pupitre
avec son bout de
listing pour demander
qu'une
commande soit passée, qu'un état soit relancé,
qu'une classe d'initiateurs soit débrayée,
qu'un job soit déholdé, qu'un traitement
fût interrompu, qu'une occurrence soit trappée,
qu'on fasse un arrêt-relance d'une application, que sais-je
encore? — et son bout de
listing était en
fait brandi par lui comme une preuve irréfutable du bien-fondé
de sa demande — vous n'y comprenez rien, ni moi non plus d'ailleurs,
à vous on ne peut pas le reprocher, au pupitreur de telles
demandes ne devaient laisser aucune place au doute, à l'hésitation.
J'avais développé un sixième sens pour repérer
dès son entrée en salle de pupitre l'analyste - programmeur
- avec - son - bout - de -
listing, dès lors j'adoptais
une mine tout à fait affairée, feignant de parcourir
des pages d'écran, à moi absconses, allant et venant,
d'avant en arrière dans l'affichage des pages d'écran,
laquelle opération de surplace obtenue par l'enfoncement de
touches, celle marquée
PF8, puis
celle marquée
PF7,
alternativement. L'analyste - programmeur - avec - son - bout - de
-
listing approchait, je redoublais d'ardeur dans mon petit
manège, il hésitait, c'était tout à fait
remarquable de constater que le milieu informatique recelait un très
grand nombre d'individus, certainement très capables en informatique,
mais qui géraient si mal leur relation avec les autres, et
qui de ce fait se laissaient tout à fait décontenancer
par l'air renfrogné et le froncement de sourcil d'une personne,
qui après tout, pour eux, était une forme éloignée
de subalterne, puis l'analyste-programmeur-avec-son-bout-de-
listing
demandait
qu'une
commande soit passée, qu'un état soit relancé,
qu'une classe d'initiateurs soit débrayée,
qu'un job soit déholdé, qu'un traitement
fût interrompu, qu'une occurrence soit trappée,
qu'on fasse un arrêt-relance d'une application, que sais-je
encore? Je lui répondais sur un ton bourru de bon aloi
que pour le moment, j'étais un peu occupé, aussi il
n'avait qu'à me laisser son extrait de
listing, sur
le côté, que je le ferai dès que j'aurai fini
ce que je faisais. Cette apparente bonne volonté en dépit
de mon air grincheux était un soulagement pour l'analyste -
programmeur - avec - son - bout - de -
listing, qui pour
le coup m'aurait même laissé sa chemise, trop content
de pouvoir s'échapper à si bon compte. J'attendais qu'il
parte, disparaisse tout à fait, puis je demandais à
un de mes nouveaux collègues, un de mes anciens maîtres,
s'il ne pouvait pas se charger des opérations recquises par
l'extrait de
listing parce que j'étais fort occupé
à
reprendre ce foutu truc, pointant du doigt mon écran rempli
de choses incompréhensibles par moi. Je gardais alors un oeil
sur l'écran de mon nouveau collègue, un de mes anciens
maîtres, par dessus son épaule, tâchant de mémoriser
ses manipulations pour pouvoir les reproduire sans peine, en une prochaine
occasion. Le coup était paré pour cette fois, si l'analyste
- programmeur - avec - son - bout - de -
listing revenait
avec la même demande, je m'empresserais de faire ce qu'il fallait,
toutes affaires cessantes, ce qui ne manquerait pas d'impressionner
l'analyste - programmeur - avec - son - bout - de -
listing,
si peu habitué par les autres pupitreurs, mes nouveaux collègues,
mes anciens maîtres, à des réactions aussi promptes
et cordiales. Je finis à force d'aussi flagrantes supercheries
par acquérir ma réputation de grande efficacité,
laquelle fut tout à fait parachevée et paraphée
par un ingénieur d'origine russe qui avait découvert
en moi, enfin, un partenaire digne de lui pour ses parties d'échecs
digestives dans le grand hall de la cafétéria —
j'eus aussi beaucoup de succès auprès d'autres analystes
et d'autres programmeurs, grâce à un répertoire
assez étendu de blagues du genre Monsieur et Madame Alise ont
eu une fille qu'ils ont appelée Jeanne — tant je soumettais
cet ingénieur d'origine russe
aux
rudesses d'ouvertures Caro-Kahn ou parties siciliennes

dont je potassais le soir les détours et les variations, expliquant
à
ma future ex-femme, que l'acquisition
de ces notions était capitale pour la survie de mon emploi.
Elle était un peu incrédule, mais je me satisfaisais
pleinement de ce subterfuge dont l'avantage était double, je
ne perdais pas mon ascendant sur l'ingénieur d'origine russe,
d'autre part je n'étais pas obligé de faire la conversation
avec
ma future ex-femme, conversation
qui de toute façon, quel qu'en fût le sujet, la peinture
abstraite, les ingérences américaines dans les pays
pétrolifères du Tiers-monde, la littérature russe,
les avantages et les inconvénients de la cuisine au beurre,
ou encore le fragile équilibre de l'équation quantité
d'eau quantité de café pour obtenir un café buvable
—
sujet d'autant plus épineux
que la disparité de nos origines créait un fossé
culturel entre nous — le Nouveau Roman, qui avait fait la vaisselle
la dernière fois et pire encore la musique contemporaine, conversation
donc qui tournait au pugilat. Ce qui est somme toute étonnant
dans cette affaire, c'est qu'à l'époque mes conditions
professionnelles m'apparaissaient des plus précaires, là-même
où mon existence paraissait la plus incertaine, et c'est pourtant
dans ce domaine, le domaine du travail rémunéré,
que les choses sont restées les plus constantes, puisque quelques
quinze ans plus tard, je travaille toujours dans le milieu de l'informatique,
et qu'au contraire
ma future ex-femme
s'est véritablement transformée en ex-femme tout court,
ton ancienne femme, comme dit ma femme, que je ne peins plus
et que par ailleurs je serais bien en difficulté de devoir
organiser des pièces d'échecs, fussent-elles blanches
ou noires,
dans une partie espagnole ou
anglaise qui tint en respect

un joueur d'échecs un peu confirmé.
Quand mon ami chinois, Liu Sian, venait à Chicago, il prenait
ses quartiers chez nous dans la petite chambre de notre vaste appartement.
Liu Sian nous rendit un soir visite à Chicago. Il arriva très
peu de temps après qu'une querelle entre
ma
future ex-femme et moi ait éclaté et se soit somme
toute partiellement résorbée: la mauvaise humeur entre
nous était encore opaque tandis que l'appartement, et notamment
la cuisine-salon, par laquelle nous pénétrions dans
notre appartement, portait les stigmates de notre violence coutumière,
je n'en fais pas la liste exhaustive mais parmi ces cicatrices, la
litière du chat était retournée et ses granulés
répandus dans la penderie — le mot
penderie en
anglais
pantry avait une fois provoqué une argutie
houleuse qui tourna vite à la dissension entre nous, ignorant
que j'étais de la signification de ce mot,
ma
future ex-femme qui pensait que le mot
pantry venait
du français, ne voulant pas croire à mon ignorance,
me reprochait de faire le pitre et de ce fait de me dérober
à la corvée qu'elle tentait de défausser sur
moi, dans le cas présent, le rangement des courses alimentaires
dans ladite penderie —
deux assiettes
brisées dépassaient de la poubelle, une aquarelle très
sombre de
ma future ex-femme, que j'avais
encadrée avec beaucoup de soin — en matière de cadre
j'étais capable d'une minutie maniaque

— tant cette aquarelle sombre, qui paraissait pourtant peu de
chose, me touchait beaucoup, à vrai dire, elle m'émouvait
et me faisait immédiatement penser aux
tons
de ferraille de la Mer du Nord tels qu'on les voit après
la pluie

sur
la
jetée du Clippon à Dunkerque dans le Nord de la
France, cette aquarelle donc, accrochée au-dessus de l'évier,
penchait maintenant beaucoup à gauche comme un bateau ivre
de tangage — un
car-ferry, bousculé et chahuté
par les intempéries et la forte houle de la Mer du Nord —
au-dessus de l'évier, donc, dans lequel des pétales
de maïs soufflés au miel avaient perdu toute croustillance,
inondés de lait demi-écrémé et de mousse
de liquide vaisselle mêlés, mais chose plus étrange
encore,
un couteau de cuisine grand comme
ça — comme dit la concierge de Tintin dans
le Crabe
aux Pinces d'Or, joignant le geste à la parole et parlant
d'ailleurs d'un revolver, page 8, troisième bande, deuxième
case — était fiché dans la porte de la cuisine,
incidemment la porte d'entrée de notre appartement. Cette rixe,
un peu outrancière tout de même, avait été
causée par mon absence de bonne volonté à faire
en sorte que tout notre appartement soit immaculé, qu'il subisse,
en quelque sorte, un véritable nettoyage de printemps pour
accueillir dans les meilleures conditions possible notre ami chinois,
Liu Sian. Nos points de vue, celui de
ma
future ex-femme et le mien, différaient notamment parce
que la visite de Liu Sian ne m'apparaissait pas comme une occasion
plus particulière qu'une autre visite de tout autre ami, tandis
que
ma future ex-femme s'était
faite toute une idée de saisir l'opportunité de cette
visite pour montrer ses dernières peintures à Liu Sian

,
dans l'espoir d'obtenir de lui qu'il organisât une exposition
desdites peintures à Toronto, dans la Province de l'Ontario,
au Canada. Dans son esprit donc, il convenait de véritablement
dérouler le tapis
rouge,
un effort que je n'étais pas préparé à
consentir parce que je revenais d'une journée de travail fatigante,
que je n'entendais pas l'alourdir davantage par la corvée,
que je jugeais excessive, d'une currée et d'un décrassage
printaniers. S'en suivirent de fait l'empoignade déjà
mentionnée et les traces qui en résultèrent comme
autant de plaies que notre appartement portait de notre altercation.
En soi on pouvait dire que
ma future ex-femme,
à force d'insister avait fini par obtenir l'exact contraire
de ce qu'elle souhaitait, c'est à dire qu'au lieu d'un appartement
tellement propre qu'on aurait pu manger à même le
sol, selon son expression rebutante, un ménage même
superficiel, pour lequel j'étais prêt à me résigner
de bonne grâce, n'avait finalement pas eu lieu et, qu'au contraire,
la cuisine tenait davantage du
capharnaüm.
Liu Sian sonna tandis que le gros de la tempête avait soufflé,
que j'avais déjà ramassé les deux assiettes brisées,
que j'avais jetées dans la poubelle pourtant déjà
pleine et que j'essuyais mollement, d'une éponge à peine
rincée, les rebords de l'évier de la cuisine, tandis
que
ma future ex-femme pompait avec nervosité
sur une cigarette américaine filtrée et allégée.
Nous accueillîmes Liu Sian avec ferveur, j'étais très
heureux de revoir cet ami, tandis que
ma
future ex-femme, malgré la fureur qui s'était prise
d'elle pendant la dernière heure était encore capable
de rassembler tous ses charmes pour recevoir notre ami chinois, Liu
Sian,
avec force sourires et embrassades.
Liu Sian était d'excellente humeur et ne parut jamais s'apercevoir
du désordre de la cuisine, pas même du couteau resté
fiché dans la porte de la cuisine. A vrai dire toute la soirée,
il resta assis à la même chaise, discutant avec chaleur
et jovialité

,
s'ennivrant sur place, placide et immobile comme vissé sur
son siège, tournant le dos au couteau de cuisine
grand
comme ça, tandis que
ma future
ex-femme et moi faisions face à notre ami chinois, Liu
Sian, et au delà du visage poupon et badin de Liu Sian, qui
s'amusait de tout ce soir-là, nous pouvions voir en arrière-plan
le couteau de cuisine
grand comme ça, fiché
dans la porte de la cuisine. Liu Sian repartit de bon matin le lendemain,
le couteau resta planté dans la porte toute la journée.
Le soir, le temps était orageux, la télévision
et la radio mettaient tout un chacun en garde contre les risques potentiels
d'un ouragan dans la nuit, je ne pris pas cet avertissement à
la légère, et je fis bien, tant je savais comment pareille
exécrable météorologie avait des incidences déplorables
sur la constance de caractère, somme toute fragile, de
ma
future ex-femme. Effectivement, en début de soirée,
une oposition intense éclata entre nous et comme la dernière
en date avait donné lieu à un jet de couteau, je n'étais
pas décidé à m'exposer plus que de raison à
ce qui ressemblait dans la colère de
ma
future ex-femme à un ouragan impétueux — et
sur le champ, j'aurais donné raison à des générations
et des générations de météorologistes
américains qui s'étaient cantonnés, jusque là,
à donner des prénoms féminins aux ouragans et
aux typhons les plus spectaculaires traversant le pays — je sortis
rapidement et ne rentrai que tôt le matin. Le couteau resta,
une nouvelle nuit durant, fiché dans la porte d'entrée.
Lorsque je rentrai tôt le matin, je le retrouvai toujours planté
dans la porte. Je le défichai et constatai que sa pointe était
tordue et émoussée. Ce matin-là j'employais ma
première demi-heure de retour à notre appartement, à
tenter, en vain, de redresser la pointe du couteau de cuisine
grand
comme ça. À ce jour la pointe de ce couteau de
cuisine est toujours tordue, particularité que je constate
encore aujourd'hui — avant de l'écrire je suis allé
vérifier. La pointe tordue et émoussée de ce
couteau,
grand comme ça, me renvoie toujours à
cette matinée. Chaque occasion qui m'est donnée de couper
des poivrons en bâtonnets, des courgettes — dont
ma
future ex-femme avait horreur — en rondelles ou encore en
deux coups de couteau dans le sens de la longueur puis en petits morceaux
dans le sens de la largeur, des oignons des six façons différentes,
méthode dite à la chinoise, en quartiers, en petits
dés, en rondelles, en gros morceaux, en hachis, en quarts coupés
en deux dans le sens de la longueur, du gingembre, en hachis ou en
fines lamelles, de la tomate n'importe comment, des carottes, en bâtonnets,
en rondelles, en quarts — deux coups de couteau dans le sens de
la longueur — en rondelles, en ellipses, des navets en cinq morceaux
aux formes quelconques, des pommes de terre, en morceaux également
indifférents, en débitant ces légumes donc, je
me souviens toujours de ce petit matin. De fait, il n'est pas rare,
il est même habituel, que dans la cliquetis de la lame, affûtée
mais légèrement tordue et ébrêchée,
s'abattant en rythme
sur le bois usé
de mon billot, je puisse revoir dans une parfaite netteté,
cette
aurore où mon logis n'était habité d'aucun bruit,
et où, après avoir retiré le couteau de la porte
d'entrée d'où il était fiché, j'étais
retourné dans la remise à outils, et j'avais essayé,
très calmement, de redresser la pointe de ce couteau de cuisine,
grand comme ça, tentative dans laquelle j'échouais,
ce qui ne me vexa nullement, j'étais calme, remontant dans
la cuisine, je préparais du café et retardais aussi
longtemps que je le puisse le moment d'aller en porter une tasse à
ma future ex-femme dans son lit. Le pouvoir
évocateur de ce couteau n'a de cesse de m'étonner. Ainsi,
sans même être occupé à couper courgettes,
poivrons, aubergines et carottes, pommes de terre, oignons et tranches
de lard, il me suffit souvent de regarder
le
manche du couteau cerné dans son râtelier de bois,
pour sentir toute la chaleur matinale de ce mois d'août si lointain,
un matin qui faisait suite à une nuit orageuse mais dont l'ouragan
prévu n'avait finalement pas éclaté, le nôtre
si évidemment. Ce matin calme, ce matin de dimanche, j'entends
encore les sons mats produits par mes petits coups de marteau sur
un martyr de bois, essayant vainement de redresser cette lame, n'y
parvenant pas, sans m'offusquer de mon manque de réussite,
continuant. De là où j'écris, je peux voir le
manche du couteau: je sens l'odeur de ma sueur dans la chaleur de
cette matinée d'août, l'odeur de
cendrier
froid de ma chemise qui m'a contenu fumant, et fumant cigarette
sur cigarette, je suis calme, si merveilleusement calme, je renonce,
un renoncement sans la moindre douleur, à parvenir à
redresser la pointe à peine ébréchée et
tordue de ce couteau de cuisine grand comme ça et je pardonne
à
ma future ex-femme. En préparant
le café,
que je m'oblige à
ne pas faire trop fort,
ma future ex-femme
n'aimant pas, au contraire de moi, le café fort

,
je lui pardonne et je lui murmure que je l'aime, elle ne peut m'entendre,
étant endormie, aussi je dis à voix haute, surtout quand
tu écumes, mais le souvenir de l'écume justement aux
commissures de ses lèvres

me la fait craindre à nouveau. C'est tremblant que j'irai lui
porter son café, pas trop fort, au lit, je retarde autant que
je le puisse ce moment où il faudra prononcer, murmurer, son
nom, la réveiller,
ma future ex-femme
ouvrira un oeil, d'abord inquiet, qu'elle fera aussi haineux que possible,
renfoncera son visage dans les deux oreillers, me refusant tout regard,
je ne lui caresserai pas les cheveux,
effet de tendresse dont elle a horreur, mais je parviendrai bien à
la rendre aimable dans le courant de la journée, ce qui me
met du baume au coeur. Mais je pense aussi, cela est certain, que
dans le courant de la journée, je parviendrai aussi à
la faire me donner des coups, à m'insulter, à me jeter
des objets au visage, j'envisage les objets épars qui jonchent
le plancher de la chambre et les dévisage chacun en tant que
possible. Je sais qu'elle n'a aucun
a priori, que
ma
future ex-femme ne choisira aucun objet aux dépens d'un
autre.
Ma future ex-femme m'a déjà
lancé en travers de la figure, heureusement en me manquant
plus souvent qu'en m'atteignant,
un
verre à pied, un trousseau de clefs, un livre,
Au-dessous
du volcan de Malcom Lowry —
your fuckin' Malcom-the-condom
( ton putain de Malcom à la con ) s'était-elle écrié
en lançant le livre chéri — une trousse de toilettes,
ouverte, et dont le contenu finit parterre, un stylo-plume de couleur
grenat
et au capuchon
argenté,
une courgette — pour la raison qu'elle n'aimait pas ces cucurbitacées,
cette courge — une gomme, une balle de tennis, d'ailleurs que
faisait-elle là?, nous n'y jouions, ni elle ni moi, une boîte
de clous, heureusement presque vide, un couteau de cuisine, grand
comme ça, je n'y reviens pas, une pomme de terre, une fourchette,
et deux secondes plus tard, une cuillère,
l'eau
qui était contenue dans un verre posé sur la table
de la cuisine, pourquoi pas le verre, cela me surprit, une telle modération
et une pareille retenue n'étaient pas coutumières, un
disque de jazz —
The shape of the jazz to come de
Ornette
Coleman — qui de fait fut rayé, ce disque-là
plutot qu'un autre parce qu'il lui cassait les oreilles, pour ma part,
je n'aurais jamais pensé qu'un disque d'Ornette Coleman puisse
me faire du mal, un tube de dentifrice — le mien, indubitablement,
parce qu'il restait de pâte était impeccablement roulé
vers le bouchon, pour ne pas en perdre une goutte — le sien de
dentifrice, nous ne supportions mutuellement pas le goût de
la marque du dentifrice l'un de l'autre — elle le pressait n'importe
comment, avec le résultat aberrant mais escomptable que le
dentifrice était en fait concentré vers le fond du tube
et non vers son orifice, une pomme, une boscop,
cinq
cents grammes de pâtes, jetées de l'écumoire,
brûlantes, deux jours plus tard, la même écumoire,
vide et sèche, cette fois-ci, le tout-venant, en somme. Il
m'a suffi d'ouvrir les yeux et de regarder le manche du couteau de
cuisine,
grand comme ça, à la pointe ébréchée
et tordue, dans son râtelier. J'ai froid. Il m'arrive souvent
d'aller volontairement dans la cuisine pour trouver du regard le couteau
de cuisine
grand comme ça, et ainsi chasser de mon
esprit des pensées déplaisantes au profit de celle agréable
au contraire de cette lointaine matinée d'août, et du
calme des petits coups de marteau sur le martyr de bois plaqué
contre la longue lame du couteau,
grand comme ça.


Ma peinture alimentaire me devint un jour insupportable. Peindre
des fenêtres, perché sur un frêle échafaudage,
bien souvent l'échafaudage à proprement parler n'était
qu'une planche épaisse, mais pas très large, posée
en travers de deux échelles à l'aide d'équerres,
qui décidément n'inspiraient aucune confiance excessive,
à de bonnes hauteurs, atteintes grâce à des systèmes
de rallonges successives des échelles, ce qui, bien sûr,
ne contribuait nullement à la stabilité bringuebalante
de l'ensemble, peindre des fenêtres donc, au fait d'instables
édifices provisoires, évitant la chute plusieurs fois
par jour, peindre des fenêtres donc, à dix dollars la
fenêtre — en allant vite, il était possible d'en
torcher une en une heure-une heure et demie — peindre des fenêtres
donc dans les rigueurs de l'hiver continental et de son faux printemps,
peindre des fenêtres donc avait fini par me donner sur les nerfs.
Un soir en revenant d'un chantier dans le Sud de la ville, je traversais
le quartier chinois, qui n'est d'ailleurs pas très étendu
à Chicago, au contraire de ceux de New York et de San Francisco

.
Je m'arrêtais dans une cantine pour avaler un bol de soupe aux
nouilles, et tandis que j'avalais ce dernier, à petites lampées
conscientes de devoir faire durer le simple plaisir du liquide chaud,
qui brûle la gorge et réchauffe le ventre, mon regard
se perdait au loin dans cette grande salle impersonnelle meublée
de tables
en formica blanc
et de chaises métalliques qui grinçaient: de nombreux
Chinois avalaient goulûment des ventrées de pâtes
sautées fumantes ou des soupes brûlantes. La journée
avait été marquée par de nombreux allers-retours,
de haut en bas de l'échelle, pour recharger de petites portions
de peinture, de peur que cette dernière ne gèle, dans
cet exercice répétitif je n'avais dérapé
qu'une seule petite fois, je n'avais pas laissé tomber mon
pot de peinture, ni mon grattoir, ni ma spatule, ni mon pinceau, ni
mes cigarettes, je m'étais retenu avec flegme d'une seule main,
nous n'étions pas très haut, au deuxième étage.
Il faisait surtout très froid, mes collègues parlaient
en Fahrenheit, ce qui ne me parlait pas toujours, et ce matin j'étais
trop engourdi et paresseux pour soustraire trente deux

,
multiplier par cinq et
diviser par neuf,
ils n'avaient pas parlé de valeur négatives — lesquelles
en Fahrenheit commencent bien après nos valeurs négatives
en Celcius — pour éviter qu'elle ne durcisse de trop, nous
mettions beaucoup d'essence de térébenthine dans notre
peinture. Pas d'incident majeur avec mes collègues non plus.
Les autres étaient tous mexicains à l'exception d'un
Portoricain, de mon ami chinois, James, donc, et de moi. Tous considéraient
mon ami chinois, James, comme un étranger vraiment étrange,
tandis qu'à leurs yeux je n'étais qu'étranger,
et d'ailleurs moins étranger, du point de vue de nos collègues
mexicains, qu'Alejandro, le Portoricain avec lequel quelques tensions
subsistaient toujours. De ce fait je faisais toujours équipe
avec lui. Alejandro était un type plutôt tranquille,
souvent de bonne humeur et qui aimait beaucoup regarder les femmes
passer du haut de l'échafaudage. Pour la couleur des vêtements
de chacune d'elles, il avait une petite ritournelle, quelque chose
du genre,
ah cette femme en rouge,
je suis sur qu'elle aime comme je bouge ( I see that woman in yellow,
she'd be fine on my pillow ou
I see that woman in red,
she'd be fine in my bed ), il chantait ses refrains avec la voix
d'un Elvis portoricain, cela m'amusait plutôt, parce que je
n'aime pas du tout Elvis Presley, je gouttais donc beaucoup cette
parodie spontanée, et bien que j'eûs déjà
entendu absolument toutes ses tirades au moins dix fois chacune, et
ce pour toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Parfois j'entrais dans
le jeu et lui faisais remarquer que tel
rouge
n'était pas exactement
rouge
mais plutôt
écarlate
et je le mettais au défi de trouver une rime pour cette nouvelle
nuance de couleur, il ruminait quelques minutes, puis se tournait
vers moi, triomphant, et avec les mêmes airs de crooner hispanique,
il me chantait:
la prochaine fois que tu vois cette femme habillée
d'écarlate,
dis lui que de ne pas m'avoir attendu, c'est une scélérate
(Next time you see that woman in scarlet,
tell her that I won't be late), et de fait sur le travail n'avançait
pas, le patron nous houspillait en espagnol, ce qui bien sûr
n'avait pas beaucoup d'effet sur moi, il aurait tout aussi bien pu
me houspiller en chinois, quant à Alejandro, il ne semblait
pas en avoir cure non plus, pas que ce soit du chinois pour lui, non
il n'y prêtait jamais aucune attention et feignait plutôt
d'être un peu dur d'oreille, une surdité sélective
appuyée à l'égard des Mexicains. La bonne humeur
nous tenait chaud, un peu. Mon ami chinois, James, lui, paraissait
un peu mélancolique du haut de son échelle, il peignait
toujours seul sur une échelle simple, et ne semblait pas trop
se plaindre
des pieds de poulet — pénible
sensation qu'il est courant de ressentir, perché sur une échelle,
les pieds appuyés, en leur milieu, sur le barreau de l'échelle
et le corps pesant de tout son poids sur la voute plantaire, toujours
au même endroit — ou tout du moins il n'en disait rien.
Après cette journée dans le froid, je buvais donc mon
bol de soupe à toutes petites lampées brûlantes,
retardant de la sorte le moment où il faudrait sortir de la
cantine et affronter la nuit tombée froide. Dévisageant
le vide donc, mon regard finit par buter sur une affichette adossée
sur un des piliers de la cantine
Help Wanted, ce qui en fait
traduisait une offre d'emploi dont le détail devait sûrement
être narré par le menu dans les succinctes indications
en chinois au bas de l'affichette. Ramenant mon bol et ma cuillère
de fausse porcelaine vers le grand bac prévu à cet effet,
où toute la vaisselle de la cantine trempait dans une eau javellisée,
à peine trouble et tout juste bulleuse contre les parois du
bac, je m'enquis auprès du type qui venait repêcher quelques
bols retournés, à propos de cette offre d'emploi. Sans
trop de ménagement, il me dit,
toi attends ( you wait )
jusqu'à ce que vienne un homme tout petit, un peu bossu, vieux,
poussiéreux en fait, habillé dans un costume sombre
à fines rayures — comme on n'oserait pas en vêtir
un
mafioso minable, même pour les besoins d'un film
de mauvaise qualité et de faible budget — qui, dans un
anglais encore moins amène que celui de son employé,
me demanda tout de go ( il fallait bien que je la fasse celle-là,
que je la place dans la bouche d'un personnage chinois de ce récit,
c'est mon humour laborieux, c'est ma patte ) ce que je voulais (
what
you want ). Je compris de suite qu'il serait sans doute mal vu
de corriger cette forme interrogative à la syntaxe mal dégauchie,
et le plus poliment du monde je m'enquis du contenu de l'affichette,
il parut surpris — ce qui en fait voulait dire qu'il n'avait jamais
envisagé qu'un Blanc puisse offrir ses services à une
cantine du quartier chinois. Littéralement en deux mots —
couper légumes (
cut vegetable ) — il m'apprit
ce qui serait attendu du candidat à ce poste. Je finis par
me mettre au diapason de cette conversation âpre et concise
et demandait combien (
how much? ), me fut répondu
trois cinquante heure (
three fifty hour). Trois dollars et
cinquante cents de l'heure oeuvrée donc, c'était maigre
bien évidemment — je savais pertinemment comment faire
encore baisser ce salaire, si d'aventure j'avais demandé si
ma situation illégale,
au regard
des lois sur l'immigration aux Etats-Unis d'Amérique, ne serait
pas un obstacle à mon avancement, la réponse n'aurait
pas manqué de tomber, sèche mais concise, deux cinquante
heure (
two fifty hour ), je savais maintenant éviter
cette erreur naïve. Enfin je demandais quand étais-je
censé commencer, lundi (
monday ), quelle heure? (
what time? ) huit heures (
eight ) et puis en se
retournant, le petit patron de la cantine me dit d'apporter mes couteaux
(
bring knifes ), là non plus je ne jugeai pas utile
de corriger mon futur employeur dans son pluriel erroné de
mot
knife,
knives et non
knifes. Il fallait
donc venir avec ses propres outils, ce qui ne lassait pas de m'amuser
tandis que je remontais en bus
Western Avenue, vers le Nord,
vers mon quartier, le front contre la vitre embuée du bus surchauffé
malgré les courants d'air des arrêts fréquents,
et pour cause, un arrêt à tous les blocs, jouissant de
ce fait d'un peu de fraîcheur mais surtout des vibrations du
diesel poussif, vibrations amplifiées du fait de la résonance
du carreau, ce que je trouvais toujours curieusement agréable,
ce soir-là je n'avais pas mal à la tête, comme
tous les soirs d'hiver d'ailleurs, tant il semblait que le froid mordant
était en fait une excellente parade contre les vapeurs délétères
de l'essence de térébenthine, lesquelles étaient
au contraire sources de maux de tête opiniâtres en été,
je souriai donc tout à moi-même en pensant à cette
plaisanterie des chantiers en France adressée aux collègues
à qui il manque toujours un outil ou l'autre, surtout entre
corps de métier:
t'es venu avec ta bite et ton couteau,
toi ce matin, je souriais en me disant que si l'anglais du petit
patron de la cantine avait été un peu plus délié,
il aurait pu me dire qu'il fallait venir avec sa bite et son couteau.
En outre le soir-même lorsque
ma future ex-femme
rentra et qu'elle me surprit à aiguiser nos couteaux de cuisine,
et qu'elle s'informa du pourquoi de cet entretien soudain méticuleux

,
je tentai de lui expliquer cette plaisanterie typique des chantiers
français, elle ne comprit rien à mes explications qui
n'étaient sans doute pas aussi claires qu'elles auraient pu
l'être, j'en conviens, je n'étais d'ailleurs pas sur
que même un excellent traducteur — fût-il rompu à
trouver des équivalents à tous les jeux de langage auxquels
se prêtent certains auteurs ( donnons rapidement quelques exemples
de livres de langue française difficiles à traduire,
pour toutes sortes de raison:
la
Disparition de Georges Perec,
les
Revenentes du même auteur pour les mêmes raisons
épineuses de difficulté, ou plus exactement pour les
raisons inverses de fil à retordre, un des receuils de sur
l'Album de la comtesse de Joël Martin, les sonnets de
Joachim du Bellay en respectant leurs rimes richissimes, les livres
de Céline, étant donné la pauvreté de
l'argot anglais, tout San Antonio pour les raisons déjà
invoquées pour Joël Martin et Louis-Ferdinand Céline
) — je n'étais pas sûr donc qu'un excellent traducteur
donc, ne soit parvenu à exprimer la chose avec davantage de
clarté, restituant la saveur un peu particulière de
cette expression ouvrière, toujours est-il que
ma
future ex-femme finit par faire ce qu'elle faisait toujours lorsque
quelque chose lui échappait, elle s'énerva et notre
soirée fut largement mangée par une fâcherie au
terme de laquelle elle ne parvenait toujours pas à comprendre,
non seulement la beauté de l'idiomatisme qui faisait ma joie,
mais pas davantage non plus les raisons qui m'avaient poussé
à démissionner de mon boulot de peinture alimentaire,
pour un travail que je n'avais jamais fait auparavant — j'arguai
que mon
curriculum vitae ne me fut jamais demandé,
sa rage redoubla contre mon ironie un peu hors contexte, il faut en
convenir — dans des conditions salariales qui n'étaient
pas avantageuses, ce en quoi elle avait raison, c'était d'ailleurs
là le plus gros de son inquiétude, et j'eus beau lui
expliquer qu'en ce moment il faisait vraiment froid pour passer toute
la journée dehors, et que je me réjouissais donc de
travailler dans la chaleur d'une cuisine, fut-ce à un salaire
inférieur, elle n'en démordait pas, j'étais d'après
elle en train de commettre une bourde immense. Enfin tout cela dégénéra,
comme on peut s'en douter, encore que fait curieux, aucun couteau
ne fut brandi, ni jeté, et ce bien que les couteaux de cuisine,
et notamment celui qui était
grand comme ça,
étaient en fait au centre de cette explication houleuse, parce
que
ma future ex-femme n'entendait pas
m'autoriser à emporter nos couteaux de cuisine à mon
nouveau travail, et que nous en aurions par ailleurs besoin à
la maison. Je ne manquai pas d'ironiser sur ce besoin pressant en
lui suggérant que si elle avait dans l'idée de me jeter
un de ces couteaux en travers de la figure, et que de fait ces derniers
lui fassent défaut, le marteau dans l'atelier ferait parfaitement
l'affaire. Le soirée tourna au vinaigre, c'est peu dire.
Ma
future ex-femme n'eut cependant pas tort sur tout dans ce litige,
et de fait, je ne parvins à garder cet emploi que deux semaines.
D'aucuns enclins à la plaisanterie seraient sûrement
tentés de mettre en équation, l'utilisation de couteaux
aiguisés comme des rasoirs, le nombre de doigts des deux mains
d'une personne normalement constituée —
et
je suis de ces personnes équitablement équipées,
du point de vue du nombre de doigts, s'entend — et le nombre de
jours pendant lesquels je parvins à garder mon emploi, que
l'on pouvait précisément compter sur les doigts des
deux mains d'une personne n'ayant jamais travaillé comme coupeur
de légumes dans un restaurant chinois. En cela les esprits
fins ne seraient pas très éloignés de la réalité.
De fait je ne cessais de me couper en coupant les légumes,
non par zèle, chacun l'aura compris, mais davantage par maladresse
et manque d'expérience sans doute — je me doutais bien,
sans avoir à lui demander, que mon nouvel employeur serait
rétif à toute demande de formation — et surtout
aussi parce que j'étais soucieux de tenir les cadences qui
m'étaient imposées. Débiter de l'oignon, des
six façons différentes, méthode dite
à
la chinoise, en quartiers, en petits dés, en rondelles,
en gros morceaux, en hachis, en quarts coupés en deux dans
le sens de la longueur, des poivrons en bâtonnets, de la tomate
n'importe comment, le cuisinier n'en avait cure qui de toute manière
les écrasait, des courgettes en rondelles ou encore en deux
coups de couteau dans le sens de la longueur puis en petits morceaux
dans le sens de la largeur, du gingembre, en hachis ou en fines lamelles,
des carottes, en bâtonnets, en rondelles, en quarts — deux
coups de couteau dans le sens de la longueur — en ellipses, des
navets en cinq morceaux aux formes indifférentes, des pommes
de terre, en morceaux également, tout cet abattage devait être
conduit avec frénésie: chaque légume débité,
je poussais les morceaux vers la droite de ma planche à découper,
un épais billot, déformé en tous sens par les
coups maniaques du plat de la hache sur la viande, l'attendrissage,
le mot décrit mal la violence contenue dans ce geste, vers
la droite du billot donc, entraînant la chute des morceaux dans
des seaux de matière plastique
rose.
Sur la gauche du billot, un commis de la cuisine déversait
sans ordre de nouveaux légumes à découper —
lui et moi étions parfaitement incapables d'échanger
un mot puisqu'il ne parlait pas ni l'anglais ni le français,
pas davantage que je ne parle le chinois, pour certains légumes
donc, comme les oignons ou les carottes, il me donnait des instructions
de coupe de mouvements secs de la main, définissant ainsi les
plans de coupe dans le vide avec des gestes de karatéka, c'est
à dire, les cinq doigts de la main unis, la main plate tendue
perpendiculairement au billot, et je m'exécutais le plus rapidement
possible sachant qu'il me fallait évacuer les légumes
débités vers la droite, aussi vite qu'ils m'étaient
apportées par la gauche, si je voulais garder un espace vide
indispensable à mon travail, au centre du billot. Le commis
qui m'apportait les légumes semblait éprouver un sadique
plaisir à affoler la cadence, en entassant en vrac précipitamment
les nouveaux arrivages de légumes, sur la gauche du billot.
Parfois je parvenais à prendre de l'avance — c'était
plutôt rare — ce qui me permettait de courir aux toilettes,
lesquelles étaient indiciblement crasseuses. Au-dessus de l'urinoir
un autocollant invitait à se laver les mains avant de reprendre
le travail — en vertu de je ne sais plus quelle circulaire du
Département de l'hygiène et de la santé du travail.
Au début j'obtempérais toujours de bonne grâce,
soucieux que j'étais de faire bonne impression auprès
de mon nouvel employeur, mais l'eau glaciale refroidit — pour
ainsi parler — mes bonnes intentions premières. Lorsque
je revenais au billot, je faisais toujours mine de m'essuyer les mains
dans mon tablier, la deuxième semaine, je ne prenais même
plus cette précaution, je ne donnais plus le change, voyant
bien que l'indifférence générale régnait
en maîtresse dans la cantine cinoise du quartier Sud de la ville.
Lorsque je revenais au billot, donc, invariablement le commis avait
fait son oeuvre, le billot était plein à craquer de
nouveaux légumes à débiter, et pour ce qui était
des carottes et des oignons, je devais attendre que le commis revienne
pour me donner les instructions de coupe, ce qu'il tardait toujours
à faire. Il ne revenait en outre jamais les mains vides. Je
payais donc assez cher mes pauses toilettes et c'était souvent
du à l'énervement de cette situation mesquine que je
finissais toujours par me couper. La première fois que je me
coupais, cela pissait le sang, je ne parvenais pas à contenir
ce saignement aussi je courus aux toilettes, me lavai abondamment
les mains à l'eau glaciale dans le lavabo maculé de
tâches crasses, et je me confectionnais un pansement de fortune
avec force épaisseur de papier toilette. Je me promis de revenir
le lendemain avec une boîte de pansements. Je retournai au billot
où la situation, contre toute attente, n'avait pas évolué.
A ma plus grande surprise encore, le commis avait passé l'éponge,
au propre comme au figuré, pour retirer les quelques gouttes
de sang que je n'étais pas parvenu à contenir, et il
me demanda
OK? Je répondis
OK, — imaginez
un peu ce dialogue tiré d'une pièce de théatre,
le COMMIS: OK? l'AIDE-CUISINIER:
OK — il repartit en cuisine et tandis que j'avais récupéré
mon couteau et que je m'apprêtais à reprendre lentement
dans un premier temps, le découpage des courgettes, le commis
resurgit de la cuisine avec un nouvel arrivage d'oignons et un petit
sourire narquois au coin des lèvres. Je repris ma tâche
un peu rêveur

.
Je parcourais du regard les murs
gris
de la pièce
grise
et froide dans laquelle j'étais consigné au découpage
des légumes, la pièce dans laquelle je travaillais n'était
de fait pas une pièce à part entière, puisqu'elle
était l'étroit et court couloir, qui reliait

l'immeuble au rez-de-chaussée et au premier étage duquel
se tenait la cantine, et l'autre immeuble dans lequel se trouvait
la cuisine, ce couloir n'était évidemment pas chauffé
et pire encore des courants d'airs glaciaux
s'y
engouffraient, chaque fois que le commis arrivait avec de nouveaux
légumes, et repartait lesté des seaux que j'avais remplis
de légumes débités, en cela, ma visée
première de trouver un emploi où je ne travaillerai
pas dans le froid était un échec complet, ce que je
tus, bien sûr, à
ma future ex-femme
pour ne pas lui donner raison inutilement. Les murs étaient
gris,
de ce même
gris
que l'on trouve en bidon de vingt-cinq litres, que l'on soulève
donc avec les pires difficultés, que l'on incline en tremblant,
tellement il est mal aisé de maintenir en équilibre
sur la tranche pareille charge, avec la peur de la catastrophe —
laisser échapper les vingt-cinq litres de peinture
grise,
épaisse et non diluée — pour remplir palettes, assiettes,
bols, seaux et pots, petites réserves que l'on prend avec soi
en haut de l'escabeau, de l'échelle, de l'échafaud et
de badigeonner des pans entiers de rambardes, d'escaliers et de planchers
extérieurs. Toutes les boiseries extérieures de Chicago
entier sont de ce même
gris
moyen, satiné quand il vient d'être peint et un mois
plus tard terne et sale. Un an plus tard, toutes les rudesses du climat
ont tôt fait d'écailler cette peinture bon marché
et il faut à nouveau décaper, gratter, poncer et repeindre
en
gris.
En revanche en peinture d'intérieur, pour les couloirs aveugles,
halls et escaliers de service, cette peinture n'était pas si
médiocre. Le couloir dans lequel je travaillais était
donc
gris.
J'étais payé, modestement comme je l'ai indiqué,
à la semaine, le vendredi soir. Le vieux monsieur un peu bossu,
dans son costume élimé aux entournures, comptait ma
modeste liasse de neuf billets de vingt dollars les plus miteux qu'il
pût trouver dans son portefeuille, les donnait au commis et
me tournait immédiatement le dos, le commis m'apportait la
liasse qu'il frappait dans le plat de ma main et aussi me tournait
immédiatement le dos et repartait par la même porte derrière
laquelle le vieux monsieur avait déjà disparu, protégé
en cela par l'écriteau
PRIVATE ( PRIVE ) qui
avait cela de péremptoire, que jamais je n'aurais osé
pousser cette porte de mon propre chef, tant j'étais certain
qu'elle devait déboucher sur quelque assemblée crapuleuse
pleinière, fumerie d'opium, partouses avec de serviles prostituées
thaïlandaises bon marché, séance de torture, supplice
des cent morceaux

— les cheveux horripilés et
le
sourire extatique du supplicié — ou autre décapitation
au sabre —
Lao Tseu l'a dit il faut trouver la voie, je vais
vous aider à trouver la voie, mais pour cela je vais vous couper
la tête — fertile imagination que la mienne, le vieux
monsieur pouvait tout aussi bien être allé se rasseoir
dans son fauteuil, campé devant un match de
base ball
—
White
Sox leading seven to three bottom of the ninth, we'll be back
— les chaussettes
blanches
mènent sept à trois dans le fond du neuvième
temps, nous serons de retour après cette page de publicité

—
tandis qu'on lui apportait un potage aux vermicelles qu'il sucerait
bruyamment, tout édenté qu'il était. Le deuxième
vendredi, je reçus pareillement mon du et lorsque les neuf
billets de vingt dollars, tous plus fatigués les uns que les
autres, finirent leur course dans ma paume, j'avais pris ma décision:
je ne ferai pas carrière comme coupeur de légumes dans
cette cantine du quartier chinois au Sud de la ville. En quittant
la cantine par la porte de service, il ne m'était jamais permis
de passer par la cantine, je sortais donc par la porte de service
et débouchais, sur une allée sombre et mal odorante
— une odeur en fait indescriptible puisqu'elle était le

savant mélange des
détritus
de la cantine, et j'y avais contribué de quelques rognures
d'oignons et de navets pourris, d'urine et d'autres déjections
de tous les soulographes du quartier, qui apparemment s'étaient
donnés le mot, pour ce qui était d'uriner et de rendre
dans cette allée sombre, et aussi de vapeurs nocives et nauséabondes
qui s'échappaient du sous-sol du bâtiment d'en face,
sous-sol duquel s'exprimait une activité chimique dont je n'aurais
su définir au nez la finalité. Sortant donc de l'allée
pestilentielle,
je décidai d'essayer de retrouver James à la sortie
du travail. Je ne l'avais pas vu depuis quinze jours — les deux
semaines de mon parcours révolu de coupeur de légumes
— et j'entendais bien le mettre à contribution pour y voir
plus clair dans l'analyse rétrospective de ma carrière
éphémère de coupeur de légumes, dans une
cantine du quartier chinois du Sud de la ville. J'arrivai juste à
temps, James et mes anciens collègues venaient juste de débaucher,
et notamment Alejandro qui m'accueillit dans un éclat de rire:
I see that chinese babe was just pussy-dead ( la petite chinoise
n'était donc pas une vraie siamoise ). Cette ironie me dégrisa
immédiatement de toute cette colère accumulée
en deux semaines, sans bruit, comme la neige tombe sur la neige. James,
Alejandro et moi partîmes boire toute la nuit. Plus tard dans
la soirée, tandis que nous étions fin saouls et que
je décrivis mes deux semaines dans le couloir aux courant d'airs
de la cantine du quartier chinois au Sud de la ville à James
et Alejandro, James nous expliqua avec patience — patience vis
à vis de mon ébriété et patience vis à
vis d'Alejandro qui toujours coupait James pour lui demander les pires
insanités sur le comportement sexuel des Chinoises

,
sujet qui semblait l'intriguer au plus haut point — que mon ancien
employeur, le vieux monsieur aux costumes rayés et élimés,
avait utilisé une tactique fameuse du livre de la guerre, connue
sous le nom d'
encercler le dragon (
surrounding the dragon),
tactique qui consistait à affaiblir progressivement le dragon
pour l'anéantir tout à fait par des piques incessantes
destinées à le faire souffrir de sa propre colère.
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