Leurs membres sont amputés ou déformés et leurs plaies sont purulentes.
Leurs visages se ressemblent et font peur, mais leurs yeux reflètent
malgré tout un regard de satisfaction et leurs lèvres sont toujours
capables de dessiner un sourire. Ce sont les habitants du village Ezbet
Al-Safih, une petite localité où ne vivent que les malades qui ont guéri
de la lèpre et leurs familles.
Situé à 25 km, au nord-ouest du Caire, précisément dans la région
d’Abou-Zaabal, dans le gouvernorat de Qalioubiya, le village paraît
isolé, comme une île située au bout du monde. Pour y arriver, il faut
rouler environ une heure et demie en voiture et passer par des routes
dont la plupart sont étroites, sinueuses et non goudronnées.
Dès que l’on s'approche du village, le silence devient de plus en plus
pesant. A gauche comme à droite, on peut voir des terrains sablonneux
bordés de figues de barbarie. Un paysage aride et austère qui correspond
à la vie des habitants de cette localité située à quelques mètres de la
léproserie, fondée en 1933 sur environ 15 feddans.
Tous les habitants de Ezbet Al-Safih sont des lépreux et ont passé leur
période de convalescence ici. Une fois guéris, ils ne sont pas rentrés
chez eux, ils se sont installés dans ce village pour entamer une
nouvelle vie et devenir membres de la communauté des lépreux. Ce village
compte actuellement plus de 600 familles qui vivent dans un ghetto
isolé du monde.
« C’est difficile pour un lépreux d’être accepté par la société même après avoir guéri. Ici on est tous pareils et on s’entraide »,
dit Faleh Aly, propriétaire d’un café. Cet octogénaire, originaire du
gouvernorat d’Assiout en Haute-Egypte, a quitté son village à l’âge de
18 ans, lorsqu’on a découvert sa maladie. Il a été soigné et une fois
guéri, il n’a jamais pu retourner chez lui. Il se souvient d’être tombé
malade lorsqu’il a vu les cadavres de 25 personnes, massacrées pour une
histoire de vendetta.
Faleh est encore convaincu que l’on attrape cette maladie suite à un gros choc. « Mes
parents m’ont emmené à la léproserie, ils ne voulaient plus me voir,
car mon visage a complètement changé, j’étais devenu laid. Ici, j’ai
trouvé une vraie famille », poursuit Faleh. Ce dernier s’est marié
avec une femme guérie de la lèpre et a eu quatre enfants, deux garçons
et deux filles, tous en bonne santé.
Amr, le fils aîné de Faleh, refuse également de quitter ce village, car
les gens le taxent encore de fils de lépreux. Il n’a pas réussi à
trouver du travail ailleurs et, comme son frère, il travaille dans le
café de son père. Quant aux deux filles, elles se sont mariées avec des
voisins, dont les parents ont été atteints de la lèpre.
Selon Amr, la société donne l’impression que son regard a changé
vis-à-vis des lépreux, mais en vérité, les gens les rejettent et font
semblant qu’ils n’existent pas. Les premières maisons ont été
construites par des personnes qui devaient quitter la léproserie après
leur guérison. Alors, elles ont construit des maisons en tôle récupérée à
partir de caisses jetées. C’est de là que le village tire son nom.
Par la suite, elles ont été encouragées par la direction de la
léproserie à construire des maisons en argile, surtout que les terrains
étaient inoccupés et appartenaient au ministère de la Santé. Et c’est le
même scénario qui se répète à chaque fois qu’une personne guérie sort
de la léproserie. Elle cherche un terrain ou une maison à acheter et
pense à fonder une famille.
Au cours des vingt dernières années, les maisons et les services se
sont développés grâce aux dons des associations caritatives, égyptiennes
ou étrangères. A présent, les habitations sont construites sur deux ou
trois étages et rassemblent trois et parfois quatre générations sous le
même toit. Ces gens sont totalement guéris, mais leurs souffrances
continuent car tout le monde les rejette. Ainsi, les malades se rendent à
la léproserie pour obtenir un traitement mais ne s’en éloignent jamais
vraiment.
Une maladie guérissable
D’après Salah Abdel-Nabi, chef de la direction de la lutte contre la
lèpre au ministère de la Santé et responsable de la léproserie, la lèpre
est une maladie guérissable et qui n’est contagieuse que dans des cas
rares à travers les muqueuses nasales et pour les personnes dont
l’immunité est très faible. « Aujourd’hui, grâce aux antibiotiques
et aux médicaments dermiques, la lèpre se traite et laisse de moins en
moins de séquelles. La période de guérison va de 6 mois à un an. Le
malade subit ensuite un suivi médical qui dure de 3 à 5 ans », explique Abdel-Nabi.
Les lépreux peuvent se marier et avoir des enfants sains, cependant, la
société les rejette. Alors s’installer dans ce village est pour
beaucoup la meilleure des solutions, surtout qu’ils dépendent des
donations versées à la léproserie. « Les malades qui ont guéri
doivent quitter cet endroit en principe, mais cela ne se passe pas comme
ça, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la société les regarde de
façon humiliante, leur entourage les rejette et eux-mêmes ont peur de
s’éloigner et veulent éviter le regard des autres », explique Abdel-Nabi.
Ezbet Al-Safih est devenu leur monde, c’est là où leur vie a commencé,
évolue et va se terminer. S’ils ne possèdent pas de titres de propriété,
ils vendent, achètent et construisent sans aucune restriction. « Qu’on
nous laisse ce village, c’est le moins qu’on puisse faire pour nous.
Les autres, au moins, ils se déplacent comme ils veulent, ont une vie
sociale, ce qui n’est pas possible pour nous, car c’est seulement ici où
toute notre vie peut se dérouler », lance Nadi Amin qui travaille
comme jardinier dans la léproserie. Même en ayant des doigts amputés, il
se débrouille pour tenir des cisailles pour tailler les arbres.
Le travail dans la léproserie représente le seul gagne-pain pour
beaucoup de lépreux, surtout pour ceux qui sont défigurés par la maladie
et ont les doigts amputés ou mutilés. Personne n’accepte de les faire
travailler, alors la direction de la léproserie leur fournit un travail
pour les aider, mais aussi pour que les nouveaux malades profitent de
leur expérience.
Certains sur qui la maladie n’a pas laissé de traces ont pu exercer
d’autres boulots en dehors de la léproserie. Diaa a réussi à économiser
de l’argent grâce à son travail dans l’atelier de fabrication de
chaussures pour lépreux. Il a acheté un toc-toc et assure le transport
entre Ezbet Al-Safih et les villages alentour.
Dans sa maison modeste, presque sans meubles et dont les murs n’ont
jamais étaient peints, Diaa aide sa femme Réda à préparer le repas et à
prendre soin de leur seul enfant. « Ceux qui désirent comprendre le vrai sens de l’amour, ils devraient visiter notre village »,
dit Diaa qui a épousé sa femme après une histoire d’amour dans la
léproserie lors de sa période de convalescence. Après trois ans de
mariage, ils ont eu leur enfant, Gamal, âgé aujourd’hui de 6 ans.
Opportunités d'emploi et salaires dérisoires
Diaa considère sa femme qui n’a ni doigts, ni orteils, ni oreilles comme
sa Vénus. Alors que ses parents ne voulaient ni la toucher ni
s’approcher d’elle, la léproserie, leurs voisins et les autres malades
les ont accueillis chaleureusement et ont organisé leur mariage. « J’ai
perdu ma famille, mais ici, j’en ai gagné une autre, plus humaine et
plus vraie. Ici, chaque personne vit avec des dizaines de soeurs, de
frères, de mères et de pères. C’est une grande famille dans laquelle
chaque membre est prêt à aider l’autre du fond du coeur, car il le
ressent », dit Réda qui dissimule son pied en portant plusieurs
chaussettes pour protéger ses plaies qui saignent. Elle a en partie
perdu la sensation du toucher : la lèpre atteint les nerfs et fait
perdre au malade la sensation du chaud, du froid et de la douleur.
Les usines de porcelaine et de recyclage de plastique, construites il y
a quelques années dans cette région, ont aussi fourni des opportunités
de travail aux habitants de Ezbet Al-Safih. Ils y travaillent dans des
conditions difficiles pour des salaires dérisoires. Mais ils n’ont pas
d’autres choix.
Sayéda, comme d’autres femmes qui n’ont pas perdu leurs doigts, passe
des heures et des heures à laver des tas d’articles en plastique. Cette
femme envoie également ses trois enfants faire le tri des déchets en
plastique pour pouvoir payer les frais de leur scolarisation. Ils
s’exposent à toutes sortes de maladies et ne portent aucun moyen de
protection.
« Mon mari ne travaille pas et souffre de l’hépatite C. Malgré les
donations versées par la léproserie, nous sommes obligés, mes enfants et
moi, d’accepter ce boulot car nous n’avons pas d’autres choix »,
poursuit Sayéda en ajoutant que son mari n’ose pas aller chez un médecin
en dehors de la léproserie. Il préfère souffrir que de s’exposer aux
regards des gens.
Mahmoud, 58 ans, vit ici depuis 27 ans. Il affirme que tous ses
souvenirs tournent autour de la communauté des lépreux : la famille, le
village, les amis, les médecins, l’école de ses enfants, son travail, en
un mot, toute sa vie. Sa vie a changé le jour où des taches rouges sont
apparues sur son bras. Les médecins de son village au Fayoum lui ont
affirmé que c’était la lèpre. Défiguré par la maladie, il n’est jamais
revenu chez lui et a commencé une nouvelle vie dans la colonie.
« J’espère qu’un jour le lépreux pourra marcher parmi les gens sans avoir honte de cette maladie dont il a été atteint malgré lui », réplique Mahmoud. Ce dernier confie qu’il rêve de se rendre dans son village natal au moins une fois avant de mourir.
Les quelques feddans isolés qui les entourent représentent
tout pour ces lépreux. C’est leur seul refuge face à une société dominée
encore par l’ignorance et le manque de sensibilisation. Ils ont formé
une communauté à leur mesure. Ils n’ont que quelques demandes pour
pouvoir juste mener une vie humaine : régler le problème du drainage
sanitaire et du manque des professeurs qui refusent de venir enseigner
dans les écoles du village.
Ibrahim Rageh, vice-doyen de la faculté de médecine de l’Université de
Banha, a annoncé dernièrement, lors d’une conférence à l’université, que
la léproserie a reçu 564 nouveaux cas en 2014. « C’est une maladie
que la société rejette, il faut changer le regard des gens pour briser
l’isolement des lépreux. Il faut les traiter comme les autres handicapés
et leur offrir les mêmes droits », dit Mona Darwich, vice-directrice du département de la lutte contre la lèpre au ministère de la Santé.
« Il est vrai que la médecine a beaucoup évolué. Au cours des
dernières années, les recherches ont permis de découvrir des traitements
rapides et efficaces pour la lèpre. Malheureusement, on n’a pas encore
trouvé de traitement pour les gens qui nous rejettent. On vit comme des
morts-vivants. Guéris ou pas, cela ne fait aucune différence pour les
gens », dit Om Ahmad qui n’a pas quitté le village depuis dix ans.
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