A 76 ans, Saber Al-Masry continue à dessiner le sourire sur les lèvres en animant des sketches avec son aragoz (guignol égyptien). L’un des plus anciens marionnettistes, il ne cesse de se produire avec la troupe Wamda (flash) à la maison Al-Séheimi dans Le Caire fatimide.
Seuls ou accompagnés de leurs parents, les enfants du quartier de
Gamaliya viennent à la maison Al-Séheimi pour regarder le spectacle
d’Al-Aragoz (guignol égyptien). Ils se donnent rendez-vous tous les
vendredis, environ à 18h, appelant le vieux marionnettiste par son
prénom, en le précédant du titre « am » ou oncle, par respect. Car Saber
Al-Masry, le vieux joueur de guignol égyptien, vient de fêter ses 76
ans. Quelques minutes passées dans l’attente. Et dès que la porte
s’ouvre, les enfants se précipitent pour s’installer à leurs places
devant le petit paravent en bois couvert d’un tissu traditionnel
d’al-kheyamiya. Deux jeunes collègues de la troupe Wamda, aidant l’oncle
Saber dans les coulisses, lui annoncent que tout est prêt. En
s’appuyant sur leurs bras, il se met debout et se laisse guider vers les
planches. C’est là qu’on découvre que le marionnettiste ne voit plus.
Derrière le paravent tout en couleurs, Saber se faufile. Il glisse dans
sa bouche un petit morceau métallique qui l’aide à émettre la voix
typique de l’aragoz. Puis, fait sortir sa poupée. Le rituel est toujours
le même. Ensuite, le show commence et l’aragoz prend vite le dessus.
Depuis cinquante ans, Saber Al-Masry travaille de la même manière. Il
présente son show dans les rues du Caire, dans les fêtes foraines, et
plus récemment, à la maison Al-Séheimi, dans la ruelle d’Al-Darb
Al-Asfar. « J’avais l’habitude de travailler dans la rue Mohamad Ali,
autrefois celle des almées (danseuses orientales), au centre-ville
cairote. Un jour, Nabil Bahgat, fondateur et créateur de la troupe
Wamda, spécialisée dans les spectacles de marionnettes et des ombres
chinoises, m’a convoqué. Comme je suis le vétéran des joueurs d’aragoz,
il m’a demandé alors de travailler avec lui et m’a expliqué l’idée et
l’objectif de sa troupe », explique Saber Al-Masry, sur un ton de
gratitude.
Bahgat s’intéresse surtout aux marionnettes populaires à gaines et aux
ombres chinoises, comme étant des exemples concrets de la culture et de
l’identité égyptiennes. Pour lui, Saber Al-Masry est l’un des
préservateurs de ce trésor populaire, un héritier de cet art ancestral
en voie de disparition. Il en garde tous les secrets, mais est tellement
naïf et spontané qu’il n’a jamais cherché à faire fortune ou à
atteindre une véritable célébrité.
En 2003, la troupe Wamda (flash) fut créée et parrainée par le
ministère de la Culture. Saber y est devenu un membre fondateur, avec un
salaire mensuel fixe. C’est pratiquement la première fois de sa vie où
il n’avait pas à se soucier comment arrondir ses fins de mois.
Son vrai nom est Moustapha Osman. Mais de tout temps, il a été connu
par Saber Al-Masry. La raison ? « J’étais un fils unique. Tout petit,
j’ai été atteint de typhoïde. Ma mère pensait que la fièvre était due à
un mal banal de tous les jours, jusqu’à ce que j’aie eu le dos courbé et
la tête quasiment entre les jambes. Elle m’a emmené chez le médecin qui
m’a vite ordonné des injections, en l’informant que j’ai perdu mon oeil
gauche. Une séquelle d’une fièvre qui a duré plusieurs jours. Ma mère a
alors répondu qu’on ne pouvait qu’accepter la volonté de Dieu. D’où le
prénom Saber, qui signifie en arabe celui qui endure avec patience ».
D’où son actuel prénom de célébrité. Quant à Al-Masry, c’était le nom
d’un joueur de cirque qu’il accompagnait souvent dans les diverses fêtes
où il jouait en privé. « Nous avons travaillé ensemble pendant 14 ans. C
était un magicien qui présentait son spectacle avec brio. Ensuite, je
donnais le mien pour semer un peu d’humour et de gaieté ».
Son amour pour le guignol égyptien a débuté dès son tendre âge. Issu du
quartier populaire de Boulaq, dans Le Caire, il a un jour été attiré
par un spectacle de guignols donné dans la rue, dans le quartier voisin
d’Al-Kit Kat. Saber était épris par la forme et la voix du guignol. «
J’ai cru que cet aragoz est un petit enfant en chair et en os. Je ne
comprenais pas ce que c’est qu’une marionnette à gaine. J’étais ensuite
surpris de ma découverte et j’ai voulu suivre cet aragoz et
l’accompagner partout. Le monde des guignols est toujours fascinant à
mes yeux. J’ai passé une dizaine d’années à observer et à en déchiffrer
les secrets », fait-il souligner.
Assister d’autres animateurs et joueurs de guignols était alors la
seule solution pour le jeune Saber, afin de tout apprendre. Au bout de
quelques années, il a considéré qu’il était temps de se produire
indépendamment. Il a alors entamé une véritable carrière
professionnelle, à la rue Mohamad Ali, dans le centre-ville. Ses
mini-spectacles ont fait vite parler de lui. Et dans les cafés
populaires, notamment ceux d’Al-Tégara et de Naguib Al-Sawah dans la
même rue, il fut souvent accueilli pour faire un peu d’animation. A lui
de raconter : « Dans ces cafés, je rencontrais beaucoup d’artistes, de
danseurs, de musiciens et de chanteurs populaires tels Abdel-Aziz
Mahmoud, Mohamad Taha et d’autres. Un jour, certains d’entre eux m’ont
présenté au célèbre comédien et humoriste, Choukoukou, qui était
lui-même joueur de guignol ». Ce dernier lui a demandé de faire un petit
sketch devant lui, sur le vif. Alors, Saber s’est mis à imiter une
chanson de Choukoukou, accompagné de son guignol : « Sur les marches du
tramway, personne n’arrive à monter ni à descendre ! ». Cette rencontre a
constitué un vrai tournant dans sa vie. Choukoukou a apprécié son
talent et a dû en faire écho dans son entourage. Du coup, on a fait
appel à lui pour se produire dans de différentes fêtes en privé. Tout le
monde venait le chercher à la rue Mohamad Ali, et on l’a vite considéré
comme le successeur de Mahmoud Choukoukou.
Son travail dans la rue différait complètement de celui présenté dans
les cercles à huis clos. Le langage trop familier, à la limite du
vulgaire, devait se transformer pour aller de pair avec son nouveau
public. Et ses historiettes, qui comportaient d’habitude des leçons de
morale, des allusions politiques, des anecdotes et des farces, devaient
aussi subir quelques modifications.
Aujourd’hui, malgré sa faible mémoire, Saber Al-Masry se vante de
pouvoir réciter par coeur 24 baba (sketchs chantés par le guignol) et
d’interpréter de différents rôles comme al-chawich (le gendarme),
al-barbari (le berbère), la femme d’al-aragoz, etc.
Avec la troupe Wamda, il associe avec sagesse ses histoires
traditionnelles à d’autres sujets plus contemporains. Et manipule ses
marionnettes à gaine pour pimenter ses spectacles.
Son guignol préféré, il ne l’a, en fait, jamais fabriqué, mais l’a
toujours acheté chez les artisans célèbres Hassan Al-Farran et Ahmad
Al-Komi. Le design est simple : un guignol portant une djellaba rouge et
un long cornet coloré. C’est un petit homme moustachu, aux traits très
égyptiens. Ses collègues de la troupe parviennent cependant à fabriquer
leurs poupées, en suivant ses propres instructions. « L’aragoz est mon
petit enfant chéri. J’ai peur que les gens ne me prennent pour un fou ou
ne se moquent de moi, sinon, j’aurais aimé le serrer toujours dans mes
bras », dit-il.
Saber Al-Masry est aussi réputé pour être le meilleur fabriquant
d’al-amana, la petite plaque métallique que le marionnettiste met dans
la bouche, afin de produire la voix aiguë du guignol. « Al-Amana veut
dire le secret. Les marionnettistes ne livrent jamais facilement les
secrets de leur métier. Ils adoptent un langage codé pour éviter de se
faire comprendre. Ainsi, ils appellent cette petite plaque rectangulaire
à la surface concave al-amana », raconte-t-il avec une grande joie. Et
d’ajouter : « Al-Amana était autrefois en cuivre. De quoi nuire à la
santé, voire empoisonner les joueurs de guignol. Plusieurs ont dû
abandonner le métier pour éviter ce danger ». Puis, Al-Masry a trouvé la
bonne solution. « J’ai trouvé une pièce de stainless steel dan la rue.
Je l’ai coupée, sciée et l’ai bien polie, pour découvrir que la voix de
guignol qu’elle émettait était assez claire. C’est presque un instrument
musical ».
Am Saber révèle les secrets du guignol à travers l’atelier précédant le
spectacle tous les vendredis. Il n’a plus rien à craindre. Bien au
contraire, il veut bien préserver son art ainsi que l’existence de sa
poupée. Et entraîne régulièrement son disciple, Saber Chico, qu’il
considère comme son meilleur ami.
Cela dit, lorsque Saber senior se sent un peu fatigué ou lorsque sa
voix lui fait un mauvais tour, c’est Saber Chico qui prend
automatiquement la relève. Et grâce à la troupe Wamda, le travail actuel
de Saber Al-Masry est archivé. Ce dernier ne voit pas les visages des
enfants, étant caché derrière son paravent, mais il peut facilement
discerner leurs réactions à travers les bruits et les petites questions
curieuses. « J’aime entendre leurs éclats de rire. Cela me comble de
joie et me pousse à jouer davantage, en dépit de l’âge et de la fatigue
», lance-t-il. Sa femme, ses deux fils et ses deux filles lui demandent
souvent d’arrêter. En vain : « Si j’arrête, je meurs. Cet art coule dans
mes veines ».