Friday 20 November 2015

Saber Al-Masry : Le Guignol aux mille secrets


  A 76 ans, Saber Al-Masry continue à dessiner le sourire sur les lèvres en animant des sketches avec son aragoz (guignol égyptien). L’un des plus anciens marionnettistes, il ne cesse de se produire avec la troupe Wamda (flash) à la maison Al-Séheimi dans Le Caire fatimide.                                                                                                            
Seuls ou accompagnés de leurs parents, les enfants du quartier de Gamaliya viennent à la maison Al-Séheimi pour regarder le spectacle d’Al-Aragoz (guignol égyptien). Ils se donnent rendez-vous tous les vendredis, environ à 18h, appelant le vieux marionnettiste par son prénom, en le précédant du titre « am » ou oncle, par respect. Car Saber Al-Masry, le vieux joueur de guignol égyptien, vient de fêter ses 76 ans. Quelques minutes passées dans l’attente. Et dès que la porte s’ouvre, les enfants se précipitent pour s’installer à leurs places devant le petit paravent en bois couvert d’un tissu traditionnel d’al-kheyamiya. Deux jeunes collègues de la troupe Wamda, aidant l’oncle Saber dans les coulisses, lui annoncent que tout est prêt. En s’appuyant sur leurs bras, il se met debout et se laisse guider vers les planches. C’est là qu’on découvre que le marionnettiste ne voit plus. Derrière le paravent tout en couleurs, Saber se faufile. Il glisse dans sa bouche un petit morceau métallique qui l’aide à émettre la voix typique de l’aragoz. Puis, fait sortir sa poupée. Le rituel est toujours le même. Ensuite, le show commence et l’aragoz prend vite le dessus.
Depuis cinquante ans, Saber Al-Masry travaille de la même manière. Il présente son show dans les rues du Caire, dans les fêtes foraines, et plus récemment, à la maison Al-Séheimi, dans la ruelle d’Al-Darb Al-Asfar. « J’avais l’habitude de travailler dans la rue Mohamad Ali, autrefois celle des almées (danseuses orientales), au centre-ville cairote. Un jour, Nabil Bahgat, fondateur et créateur de la troupe Wamda, spécialisée dans les spectacles de marionnettes et des ombres chinoises, m’a convoqué. Comme je suis le vétéran des joueurs d’aragoz, il m’a demandé alors de travailler avec lui et m’a expliqué l’idée et l’objectif de sa troupe », explique Saber Al-Masry, sur un ton de gratitude.
 
Bahgat s’intéresse surtout aux marionnettes populaires à gaines et aux ombres chinoises, comme étant des exemples concrets de la culture et de l’identité égyptiennes. Pour lui, Saber Al-Masry est l’un des préservateurs de ce trésor populaire, un héritier de cet art ancestral en voie de disparition. Il en garde tous les secrets, mais est tellement naïf et spontané qu’il n’a jamais cherché à faire fortune ou à atteindre une véritable célébrité.
En 2003, la troupe Wamda (flash) fut créée et parrainée par le ministère de la Culture. Saber y est devenu un membre fondateur, avec un salaire mensuel fixe. C’est pratiquement la première fois de sa vie où il n’avait pas à se soucier comment arrondir ses fins de mois.
Son vrai nom est Moustapha Osman. Mais de tout temps, il a été connu par Saber Al-Masry. La raison ? « J’étais un fils unique. Tout petit, j’ai été atteint de typhoïde. Ma mère pensait que la fièvre était due à un mal banal de tous les jours, jusqu’à ce que j’aie eu le dos courbé et la tête quasiment entre les jambes. Elle m’a emmené chez le médecin qui m’a vite ordonné des injections, en l’informant que j’ai perdu mon oeil gauche. Une séquelle d’une fièvre qui a duré plusieurs jours. Ma mère a alors répondu qu’on ne pouvait qu’accepter la volonté de Dieu. D’où le prénom Saber, qui signifie en arabe celui qui endure avec patience ». D’où son actuel prénom de célébrité. Quant à Al-Masry, c’était le nom d’un joueur de cirque qu’il accompagnait souvent dans les diverses fêtes où il jouait en privé. « Nous avons travaillé ensemble pendant 14 ans. C était un magicien qui présentait son spectacle avec brio. Ensuite, je donnais le mien pour semer un peu d’humour et de gaieté ».
Son amour pour le guignol égyptien a débuté dès son tendre âge. Issu du quartier populaire de Boulaq, dans Le Caire, il a un jour été attiré par un spectacle de guignols donné dans la rue, dans le quartier voisin d’Al-Kit Kat. Saber était épris par la forme et la voix du guignol. « J’ai cru que cet aragoz est un petit enfant en chair et en os. Je ne comprenais pas ce que c’est qu’une marionnette à gaine. J’étais ensuite surpris de ma découverte et j’ai voulu suivre cet aragoz et l’accompagner partout. Le monde des guignols est toujours fascinant à mes yeux. J’ai passé une dizaine d’années à observer et à en déchiffrer les secrets », fait-il souligner.
Assister d’autres animateurs et joueurs de guignols était alors la seule solution pour le jeune Saber, afin de tout apprendre. Au bout de quelques années, il a considéré qu’il était temps de se produire indépendamment. Il a alors entamé une véritable carrière professionnelle, à la rue Mohamad Ali, dans le centre-ville. Ses mini-spectacles ont fait vite parler de lui. Et dans les cafés populaires, notamment ceux d’Al-Tégara et de Naguib Al-Sawah dans la même rue, il fut souvent accueilli pour faire un peu d’animation. A lui de raconter : « Dans ces cafés, je rencontrais beaucoup d’artistes, de danseurs, de musiciens et de chanteurs populaires tels Abdel-Aziz Mahmoud, Mohamad Taha et d’autres. Un jour, certains d’entre eux m’ont présenté au célèbre comédien et humoriste, Choukoukou, qui était lui-même joueur de guignol ». Ce dernier lui a demandé de faire un petit sketch devant lui, sur le vif. Alors, Saber s’est mis à imiter une chanson de Choukoukou, accompagné de son guignol : « Sur les marches du tramway, personne n’arrive à monter ni à descendre ! ». Cette rencontre a constitué un vrai tournant dans sa vie. Choukoukou a apprécié son talent et a dû en faire écho dans son entourage. Du coup, on a fait appel à lui pour se produire dans de différentes fêtes en privé. Tout le monde venait le chercher à la rue Mohamad Ali, et on l’a vite considéré comme le successeur de Mahmoud Choukoukou.
Son travail dans la rue différait complètement de celui présenté dans les cercles à huis clos. Le langage trop familier, à la limite du vulgaire, devait se transformer pour aller de pair avec son nouveau public. Et ses historiettes, qui comportaient d’habitude des leçons de morale, des allusions politiques, des anecdotes et des farces, devaient aussi subir quelques modifications.
Aujourd’hui, malgré sa faible mémoire, Saber Al-Masry se vante de pouvoir réciter par coeur 24 baba (sketchs chantés par le guignol) et d’interpréter de différents rôles comme al-chawich (le gendarme), al-barbari (le berbère), la femme d’al-aragoz, etc.
Avec la troupe Wamda, il associe avec sagesse ses histoires traditionnelles à d’autres sujets plus contemporains. Et manipule ses marionnettes à gaine pour pimenter ses spectacles.
Son guignol préféré, il ne l’a, en fait, jamais fabriqué, mais l’a toujours acheté chez les artisans célèbres Hassan Al-Farran et Ahmad Al-Komi. Le design est simple : un guignol portant une djellaba rouge et un long cornet coloré. C’est un petit homme moustachu, aux traits très égyptiens. Ses collègues de la troupe parviennent cependant à fabriquer leurs poupées, en suivant ses propres instructions. « L’aragoz est mon petit enfant chéri. J’ai peur que les gens ne me prennent pour un fou ou ne se moquent de moi, sinon, j’aurais aimé le serrer toujours dans mes bras », dit-il.
Saber Al-Masry est aussi réputé pour être le meilleur fabriquant d’al-amana, la petite plaque métallique que le marionnettiste met dans la bouche, afin de produire la voix aiguë du guignol. « Al-Amana veut dire le secret. Les marionnettistes ne livrent jamais facilement les secrets de leur métier. Ils adoptent un langage codé pour éviter de se faire comprendre. Ainsi, ils appellent cette petite plaque rectangulaire à la surface concave al-amana », raconte-t-il avec une grande joie. Et d’ajouter : « Al-Amana était autrefois en cuivre. De quoi nuire à la santé, voire empoisonner les joueurs de guignol. Plusieurs ont dû abandonner le métier pour éviter ce danger ». Puis, Al-Masry a trouvé la bonne solution. « J’ai trouvé une pièce de stainless steel dan la rue. Je l’ai coupée, sciée et l’ai bien polie, pour découvrir que la voix de guignol qu’elle émettait était assez claire. C’est presque un instrument musical ».
Am Saber révèle les secrets du guignol à travers l’atelier précédant le spectacle tous les vendredis. Il n’a plus rien à craindre. Bien au contraire, il veut bien préserver son art ainsi que l’existence de sa poupée. Et entraîne régulièrement son disciple, Saber Chico, qu’il considère comme son meilleur ami.
Cela dit, lorsque Saber senior se sent un peu fatigué ou lorsque sa voix lui fait un mauvais tour, c’est Saber Chico qui prend automatiquement la relève. Et grâce à la troupe Wamda, le travail actuel de Saber Al-Masry est archivé. Ce dernier ne voit pas les visages des enfants, étant caché derrière son paravent, mais il peut facilement discerner leurs réactions à travers les bruits et les petites questions curieuses. « J’aime entendre leurs éclats de rire. Cela me comble de joie et me pousse à jouer davantage, en dépit de l’âge et de la fatigue », lance-t-il. Sa femme, ses deux fils et ses deux filles lui demandent souvent d’arrêter. En vain : « Si j’arrête, je meurs. Cet art coule dans mes veines ».



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