A San Francisco, dans le quartier chinois,
en 1988 — c'était donc tout au début de mon séjour
long de trois années aux Etats Unis d'Amérique —
j'entrais dans une cantine, m'asseyais et attendais qu'une serveuse
veuille bien s'enquérir de mes besoins. J'avais choisi cette
cantine ou plus exactement ce boui boui pour son manque d'allure dont
je ne doutais pas qu'il fût une indication sur ses tarifs, qui
iraient de ce fait en s'accordant avec mes moyens modestes. Par ailleurs
l'endroit était clair et une grande baie vitrée donnait
sur une rue passante du quartier chinois, ce spectacle en soi était
la garantie d'un peu de compagnie pour celui qui dîne seul.
L'attente fut un peu longue ce dont je ne me plaignais pas, même
intérieurement, tant cette attente était propice à
la réflexion qui m'occupait à ce moment là, c'est
à dire comment j'allai pouvoir, dans mon anglais lacunaire
de l'époque, faire comprendre à la serveuse, dont l'anglais
serait peut-être aussi rudimentaire que le mien, comment lui
faire comprendre donc, que je désirais un repas léger
et surtout aussi dénué de graisse que possible, pour
ne pas contrarier un
foie
convalescent d'une hépatite virale, et un organisme généralement
fatigué par un séjour d'une semaine à l'hôpital,
aux prises avec des médecins peu sûrs d'eux-mêmes
quant à déterminer la nature du mal qui me laissa dix
jours durant pareillement affaibli. A l'évidence, les deux
médecins spécialistes en maladies virales n'avaient
pas souvent croisé, dans leur carrière, un patient dont
les symptômes étaient aussi également partagés
entre une hépatite virale, le paludisme, le SIDA et une mononucléose,
autant de maux qui, d'après eux, pouvaient s'expliquer de mon
récent séjour en Afrique Noire, de mon homosexualité
supposée — c'était là une thèse dont
l'un des deux docteurs ne voulait pas démordre et quand bien
même je lui avais assuré que telles n'étaient
pas mes inclinaisons, lesquelles étaient plus classiquement
orientées vers le sexe opposé — et qui expliquaient,
toujours d'après eux, mon apathie, mon atonie, mon manque d'appétit,
des selles
noires,
des urines soit tout à fait transparentes, soit au contraire
très chargées, des maux de tête opiniâtres,
une fatigue généralisée et des pointes de fièvres
spontanées et alarmantes, des douleurs au foie que de fréquentes
auscultations rendaient pénibles. Je garde en mémoire
des bribes disparates de mon séjour à l'hôpital
San Francis d'Evanston dans la banlieue Nord de Chicago dans l'Etat
d'Illinois aux Etats-Unis d'Amérique. Par exemple je me souviens
d'une infirmière qui passait régulièrement dans
ma chambre dans le seul but apparent d'allumer systématiquement
mon poste de télévision
lequel
était vissé très haut dans le mur d'en face
et dominait ainsi toute la chambre et son malade: il n'était
pas possible de lui échapper, de regarder ailleurs. Je ne parvenais
jamais à expliquer à l'infirmière en question
que j'aurais préféré en tout état de cause
que le poste fût éteint, mes protestations étaient
vaines mais surtout trop lentes, je n'avais pas le temps de formuler
ma réprobation que l'infirmière en question avait déjà
filé dans une autre chambre. Je restais un long moment affalé
sur le lit, assommé par les images insipides et ressassées
de la télévision américaine, de ses nombreux
spots de réclame qui rendent les tranches d'émissions
non publicitaires de ses programmes très éparses et,
de ce fait, sans suite les unes des autres,
même
le plus abrutissant des feuilletons peut de ce fait devenir aussi
difficile à suivre qu'un film de Jean-Luc Godard,
La Chinoise
pourquoi pas?, mais sûrement la fièvre et ma maîtrise
si imparfaite à l'époque de la langue de Shakespeare
mâtinée qu'elle était d'accent américain
chuinté et guttural dont toutes les voyelles restaient bloquées
dans la gorge — John Wayne jouant
Richard III — sans
doute donc la fièvre et cette compréhension parcellaire
de la langue anglaise contribuaient-elles à faire se ressembler
le triste spectacle de la télévision américaine
à celui plus réjouissant pour l'esprit d'un film de
Jean-Luc Godard — qu'on s'imagine un peu des échantillons
de séries américaines tronçonnés d'écrans
publicitaires ou par des annonces des autres programmes de la soirée,
puis l'intrigue aussi ténue soit-elle, reprend, de nouveau
coupée par un flash d'information, qu'on s'imagine un peu,
donc, une telle séquence sans suite d'images dont les paroles
seraient partiellement compréhensibles, et la fièvre
aidant, une telle série d'images aurait connu, les aléas
d'accélérations inopinées et de ralentissements
cotonneux, la fièvre contribuant, par ailleurs, à rendre
certaines images, même publicitaires, plus belles qu'elles ne
devraient l'être vraiment, comme du fait d'embellissements hallucinatoires
— il n'était donc pas fortuit de parler d'une ressemblance
aussi improbable qu'elle fût, d'avec une structure narrative
chahutée par Jean Luc Godard. Aux prix d'efforts coûteux
qui finissaient par me permettre de me hausser hors du lit, puis appuyé
contre la grande baie vitrée de ma chambre, laquelle donnait
sur un mur de briques aux infinies variations de
rouge,
surtout dans la lumière de fin de journée, je parvenais
à longer la baie vitrée jusqu'au mur d'en face et, en
levant lentement le bras, pour ne pas predre l'équilibre tout
à fait, je finissais par éteindre le poste de télévision,
je regagnais ensuite le lit, il me fallait les mêmes efforts
pour tenir appuyé contre la baie vitrée donnant sur
le mur de briques — le périple du retour en somme —
puis s'asseoir d'un coup, las contre le lit, hisser les fesses jusqu'à
son bord et enfin se laisser tomber essoufflé, quelle faiblesse:
l'infirmière en question plus haut entrait souvent dans ma
chambre à ce moment-là et allumait à nouveau
le poste, j'étais découragé. Il me fallait de
nouveau une bonne heure pour réunir le courage et les forces
nécessaires pour un nouveau périple le long de la baie
vitrée. Je reçus également la visite de religieuses
de l'ordre de San Francis qui d'ailleurs, dans leurs tentatives de
me prêter secours et réconfort, échouèrent
tout à fait, tant elles tombèrent dans leur visite à
des moments parfaitement inopportuns, pendant des crises de fièvre.
De même que de telles piques de fièvre comptabilisées
en degrés Fahrenheit, ce qui ne me donnait aucun ordre de grandeur,
tant la fièvre m'empêchait précisément,
toute tentative illusoire de soustraire trente deux, de
multiplier
par cinq
et de diviser par neuf, de même donc
que des piques de fièvre m'avaient fait confondre les abrutissantes
images de la télévision américaine, d'avec la
complexité de celles des films de Jean Luc Godard, la fièvre
me faisait douteusement comprendre que si des religieuses devaient
s'intéresser à mon cas, c'était sans doute que
mes affaires étaient mal enclenchées et qu'un trépas
prochain n'était pas à exclure. Décidément
ces pointes de fièvre ne me valaient rien de bon. Incapable
de parler anglais dans ces moments fiévreux, je dis à
ces religieuses, en français, tout le bien que je pensais de
leur religion sectaire et abrutissante et leur conseillai d'égayer
et d'agrémenter leurs opulents rectums serrés, de toutes
sortes d'objets oblongs dont l'idée me traversa l'esprit. C'était
grossier, mais à vrai dire c'était aussi sans frais
puisque les religieuses s'excusèrent et prirent congé,
désolées qu'elles paraissaient être de mon incapacité
à partager ma difficulté du moment dans la langue de
Shakespeare, fût-ce sans dramaturgie excessive, de vraies charognardes.
Pour tout dire les meilleurs souvenirs de ce séjour à
l'hôpital, écrivons
les moins pénibles,
furent ces heures emplies

de la vacuité où seule la lumière
déclinante
de fin de journée, qui rehaussait les briques du mur sur lequel
donnait la grande baie vitrée de ma chambre d'hôpital,
était une indication tangible de temps s'écoulant. De
fait le jour j'épiais des heures durant les
infinies
nuances de
rouge
brique du mur sur lequel donnait la grande baie vitrée
de ma chambre d'hôpital. Je les dénombrais comme d'autres
comptent les moutons du sommeil et de ce fait cette énumération
contemplative me rappelait avec précision les murs de
briques
rouges du Nord, tout particulièrement tels qu'ils sont
représentés par mon Oncle Michel, dans ses nombreuses
toiles de petit format, paysages fidèles du plat pays, de ses
corons et de ses maisons de maîtres toutes construites de briques
rouges
réfractaires et dont la couleur était obtenue par un
savant mélange de
carmin,
de
vermillon,
d'
ocre,
de
Sienne
foncée et d'une pointe de
rouge
de cadmium. L'absence de routines, l'impossibilité de dater
fiablement dans le temps les événements minuscules de
cette vie confinée à l'hôpital San Francis d'Evanston
dans la banlieue Nord de Chicago, dans l'Etat de l'Illinois aux Etats
Unis d'Amérique et, somme toute, l'absence d'entourage, de
visites, rendaient possible cette contemplation benoîte des
murs de briques
rouges
et de retrouver l'ambiance embuée des portes fenêtres
aux verres dépolis du salon de la maison de mon Oncle Michel
à Loos, lesquelles donnaient sur la véranda idéalement
éclairée par la lumière du Nord pour la peinture,
et ses odeurs

d'essence
de térébenthine et d'huile de lin mêlées,
curieux souvenir du souvenir, mémoire de la mémoire

,
de ce qui occupait l'esprit, lorsque ce dernier était au plus
proche du vide et du vacant, l'esprit vide entierement empli de l'observation
minutieuse d'un mur de briques
rouges,
rendue d'autant plus contemplative

et immobile par la fièvre et le sommeil intermittents. Une
fois la nuit tombée, le mur était alors une grande masse
noire,
trouée par endroits de rectangles flous et lumineux, lesquels
étaient en fait obtenus du fait de la lumière des chambres
voisines, qui dessinaient ainsi des percées lumineuses. La
nuit tombée donc, je n'étais plus sur de l'heure qu'il
était et je ne parvenais pas à dégager la moindre
régularité du ballet coutumier et des passages successifs
dans ma chambre du personnel hospitalier, constance qui m'auraient
donné quelque indication horaire. Etant par ailleurs nourri
par intraveineuse, aucun repas substantiel ne m'était servi,
c'eut été de fait une routine aidante. Je me souviens
aussi du docteur W entrant triomphalement dans ma chambre, de bon
matin, avec le résultat de mes dernières analyses —
je me méfie toujours de l'air triomphal des médecins,
ces airs contents d'eux-mêmes me rappellent toujours la plaisanterie
de l'homme qui se rend chez son médecin, lequel vient de recevoir
les derniers résultats des analyses de son patient.
LE
MEDECIN: — Voilà Monsieur M, j'ai une bonne et
une mauvaise nouvelle.
MONSIEUR M calmement:
— commençons par la mauvaise nouvelle Docteur.
LE
MEDECIN: — C'est assez fâcheux, vos dernières
analyses ont levé tous mes doutes: vous n'avez plus que trois
ou quatre mois à vivre. Pis encore vous allez probablement
terriblement souffrir. Il n'y a aucun espoir.
MONSIEUR M,
contenant difficilement son émotion: — Et la bonne
nouvelle?
LE MEDECIN: — Ma secrétaire
est depuis hier soir ma nouvelle maîtresse et c'est un très
bon coup — sous le bras qu'il s'empressa de me poser sur la petite
tablette roulante enchâssant mon lit, il aurait aussi bien pu
me coller sous les yeux le Manifeste du Parti Communiste Chinois,
en chinois de surcroit, mais je doute que telle fussent ses lectures,
et de m'annoncer, très content de lui, que son collègue
et lui-même étaient tombés d'accord sur le diagnostic
me concernant: il ne s'agissait
a priori plus de SIDA, le
paludisme était à exclure, les prises de sang dans le
bout des doigts pendant les crises de fièvres s'étaient
avérés négatives, restaient l'hépatite
virale A et la mononucléose qui se disputaient encore la primeur
de leurs recherches soucieuses. Le fait était que j'allais
beaucoup mieux — il devenait donc inutile ou presque de savoir
de quels maux j'avais souffert — et le docteur W se faisait maintenant
une priorité de me redonner l'appétit. Cela faisait
effectivement dix jours que je n'avais rien ingéré vraiment,
et sept jours que des perfusions, certes nourrissantes, mais certainement
pas appétissantes, avaient pris le relais de mon appétence
défaillante et palliaient les besoins les plus pressants de
mon organisme. Le Docteur W était visiblement ravi, je le découvrais
de fait sous un nouveau jour tant jusqu'à présent son
impuissance et son ignorance vis à vis de mes symptômes
semblaient le tenir en échec, et lui donnaient
grise
mine, partageant en cela avec son patient un air fatigué et
le même teint délavé. Ravi donc, il m'annonça
jovialement qu'il avait donné des instructions particulières
à la cuisine de l'hôpital, me promettant des nourritures
qui me feraient de nouveau envie, des sucreries même, je finissais
moi-même par retrouver le sourire. De fait un quart d'heure
après la visite matinale du Docteur W, la
porte
de ma chambre s'ouvrit sur une plantureuse infirmière noire
— rien à voir avec l'infirmière en question plus
haut, sèche comme un coup de trique — toute de liquette
rose
vêtue, un sourire agréable et enjoué aux lèvres
— à croire que pour cela aussi le docteur W avait laissé
des consignes très précises — et devant une poitrine
débordante de générosité, elle tenait
un plateau sur lequel trônait,
seule, une assiette dans laquelle une montagne de gélatine,
coupée en petits cubes, de toutes les couleurs, tremblait,
épousant en cela le déhanchement somme toute assez spectaculaire
de mon infirmière abondante. Elle posa cette taupinière
de gélatine frémissante sur ma tablette roulante, enchâssant
mon lit, me souhaitant un
bon appétit très
chantonnant et puis, s'éclipsa, dans le même mouvement
pendulaire de ses fesses énormes frottant l'une contre l'autre.
Je restai seul devant mes cubes de gélatine sucrée qui
tremblotèrent encore longtemps. Mieux que multicolore, cette
montagne de cubes de gélatine était colorée dans
un surprenant dégradé de couleurs, les couleurs de l'arc
en ciel, avec la part belle faite aux
verts
et aux
roses.
Je considérai cet amalgame dégradé et pensai
sans faim aux assemblages de détritus de plastique colorés
du sculpteur anglais
Tony
Cragg, et concentré sur l'aspect plastic de la gélatine,
je finis par rendre tout à fait, avant même d'avoir pu
porter la moindre bouchée de gélatine à ma bouche.
Le souvenir nauséeux de cette gélatine demeurait aux
bords de mes lèvres lorsqu'enfin une jeune fille chinoise,
apparemment timide et très gênée, s'enquit de
ce que je voulais. Son anglais était encore plus imprécis
que le mien, puisque dans un sourire timide et gêné elle
me demanda
What you want please? (quoi vous voulez, s'il
vous plaît?) Ce à quoi j'avais résolu de répondre
simplement en expliquant que mon foie (
liver en anglais
— mais je présumai sans mal à sa phrase de bienvenue
maladroite, et donc gauche, qu'un tel vocabulaire n'était sans
doute pas disponible pour la jeune femme chinoise, moi-même
je n'avais appris ce mot que très récemment dans les
circonstances que l'on devine — aussi d'un geste large je me barrais
le flanc droit ) était douloureux suite à une maladie
dont je ne précisais pas la nature — hépatite virale,
en anglais
hepatitis aurait sûrement fait le même
effet que foie, en anglais
liver — et que je souhaitais
donc un grand bol de soupe avec quelques vermicelles, des légumes
et peut être quelques morceaux de viande et surtout aussi peu
de graisse que possible. La jeune femme ne nota rien — pas davantage
qu'elle ne m'avait proposé de menu — et disparut en s'inclinant
poliment. Je repris le cours de mes rêveries, cette fois ci
motivées par le spectacle animé de la rue très
passante sur laquelle donnait la grande baie vitrée de cette
modeste cantine. Je passai donc d'une idée à l'autre,
plaisante gymnastique de l'esprit, que j'affectionnais beaucoup lorsque
mon esprit vint à errer et qu'il s'arrêtât sur
une image plus saillante qu'une autre, et de là d'essayer de
retrouver le point de départ de ma rêverie. Ce n'était
en fait, pas tant le point d'origine d'une telle pensée qu'il
était intéressant de retrouver, mais le cheminement,
de saut de pensée en saut de pensée, que le rêve
éveillé empruntait pour joindre ses deux bouts. Deux
idées qui, en dehors du chemin tortueux qui finissait pas les
relier, n'avait en général rien à voir l'une
avec l'autre. Ainsi de repenser à l'amalgame détonnant
des images de la télévision lors de mon séjour
à l'Hôpital San Francis d'Evanston, Etat de l'Illinois
aux Etats Unis d'Amérique, et de leurs similitudes un peu capillo-tractées
d'avec les films de Jean-Luc Godard, j'en étais arrivé
à remarquer que ce n'était que très récemment
que j'avais appris qu'
un violoncelle
et une contrebasse étaient accordés différemment.
L'un à la quarte, l'autre à la quinte. Je ne sais d'ailleurs
plus qu'elles avaient été les différentes étapes
qui avaient fait se rejoindre ces deux considérations apparemment
étrangères en tous points. La chose était que
cette faculté de l'intelligence, comme ça, de voyager
d'association de pensée en association de pensée, était
l'objet à la fois de mon admiration, de mon étonnement
presque enfantin, mais aussi de moments ludiques inoubliables pour
parcourir dans les deux sens ces lacets délectables. Car une
chose était certaine, d'aller de la pensée A à
la pensée B était une chose merveilleuse, mais plus
appréciable encore, était le chemin du retour, de la
pensée B à la pensée A, la vérification,
qui consistait à faire repasser le songe dans ses propres pas.
Une chose aussi m'étonnait, qui voulait que toutes les différentes
réflexions, qui jalonnaient ces déambulations mentales,
étaient extrêmement fugaces, en effet il était
très difficile, sinon impossible, de s'arrêter sur un
raisonnement particulièrement plaisant ou ingénieux,
sans courrir le risque immédiat de perdre à jamais le
fil ténu, fil d'Ariane fictif, auquel je m'étais accroché
pour parcourir le bout de chemin déjà arpenté.
De plus, si l'une de ces images mentales donnait l'envie de s'y arrêter,
par son caractère attrayant, sacrifiant ainsi toute une cascade
de pensées, cette image qui m'avait fait m'interrompre perdait
également beaucoup de sa saveur, une fois extraite de sa généalogie
d'ancêtres et de descendances. J'avais d'abord envisagé
que le plaisir de la redécouverte du chemin parcouru, et de
son retour de vérification, étaient tels qu'en le sacrifiant
à une seule pensée, on ne pouvait s'empêcher d'avoir
du remords d'avoir abandonné pareille promenade, conférant
ainsi au trait d'esprit isolé, celui sur lequel je m'étais,
à regret, arrêté, un arrière goût
d'amertume qui tuait la saveur première de la rêverie,
un peu comme un vin bouchonné venait à causer de pareilles
déceptions. En particulier un Bordeaux au tanin prometteur.
J'avais une fois tenté, m'accordant mal de devoir abandonner,
en si bon chemin, d'aussi plaisants desseins, d'écrire sur
un morceau de papier des mots-clés au fur et à mesure
de mon parcours. J'avais d'abord accueilli avec bonheur que le choix
et l'inscription de ces mots-clés, qui devaient ensuite me
permettre de ré-explorer celles des pensées qui m'avaient
le plus plu, chemin faisant, ne gênait en rien la vélocité
nécessaire pour retrouver toutes les petites mailles de mon
retour en arrière, ces mots-clés s'étaient en
fait même montrés d'un grand secours pour le trajet retour,
le rendant plus souple, et de ce fait plus loisible encore. Je fus
cependant déçu, mon aller-retour accompli, de ne pouvoir
retrouver que très partiellement les spéculations que
les mots-clés, finalement, définissaient assez mal.
Une chose était certaine, la mémoire n'était
pas véritablement vectrice de plaisir, qui au mieux, emmoussait
des images, qui perdaient de ce fait beaucoup de leur arôme,
au pire, les tuant en leur faisant perdre tout leur sens. Les rêveries
de masturbation en étaient l'illustration parfaite, je me donnais
bien davantage de plaisir et d'agrément en pensant à
une femme avec laquelle je n'avais pas partagé l'intimité,
qu'en me remémorant les moments tendus que j'avais de fait
passés avec une autre. À bien y réfléchir,
dans les deux cas, ça demandait un grand effort de concentration,
dans le premier cas pour donner corps à des images rêvées,
dans le deuxième pour maintenir la pérennité
de sensations dont le souvenir ne faisait que s'estomper. Dans les
deux cas, ce qui était commun, finalement, c'était les
positions et les pratiques envisagées. Passons. En fait la
mémoire aussi pouvait procurer un certain nombre de sensations
tout à fait satisfaisantes. De fait, considérant une
mouche immobile sur un carreau, à quelques centimètres
du bord de la vitre, je trouvais très agréable que me
revienne en mémoire l'axiome de géométrie plane
qui stipule que par tout point donné du plan il est possible
de faire passer une et une seule — souligner le UNE ET UNE SEULE
— droite parallèle à toute autre droite du plan
et qui passerait par ce point donné. Mot pour mot. Je pouvais
comme ça, concevoir une foule d'exemples de pensées
allant de pensées en pensées, sans même y penser,
de choses sans rapport apparent mais qui cependant s'enchaînaient
avec facilité, reliées qu'elles étaient par un
maillon fin, invisible presque. Comme de me rappeler de nombreux noms
des personnages de d'
Au Bord de l'Eau de
Shi
Nai-an Luo Guan Zhong,
An Tao-ch'üan, Hu-yen Cho, Pai Sheng,
Chin, Ku, Kuan Shang, Ts'ao Cheng, Ch'aï Pao Hsü, Li Chün,
Ts'aï Fu, Ch'ao Kai, Han T'ao, Pei Hsüan, Li Kun, Tung P'ing,
Tu Ch'ien, Tu Hsing, Hsieh Chen, Sung Kung-ming, Ch'en Ta, Tai Tsung,
Teng Fei, Kung-sun Sheng, Hou Chien, Ts'aï Ch'ing, Huang Hsin,
Chiang Ching, Chin Ta-chien, Wu Sung, K'ung Ming, Lei Heng, Li K'uei,
Hao Szu-wen, Li Yün, Tuan Ching-Chu, Liu T'ang, Huang-fu Tuan,
Lu Ta, Lu Chün-yi, Ma Lin, Meng K'ang, Chang T'ien-shou, Mu Hung,
Ou P'eng, Chu T'ung, P'an Jui, Ch'in Ming, Ting Te-Sun, Juan, Shan
T'ing-kuei, Hua Jung, Chu Wu, Kung Wang, Shih Chin, Chang Ch'ing,
Li Chung, Shih Ch'ien, Chiao T'ing, Sung Wan, Sun Hsin, T'ang Lung,
Lü Fang, Chou T'ung, T'ao Tsung-wang, T'ung Meng, Li Li, T'ung
Wei, Wang Ting-liu, Wu Yong, Hsiang Ch'ung, Li ying, Hsiao Jang, Li
Ch'ung, Hsieh Pao, Hsü Ning, Hsüeh Yung, Yen Ch'ing, Ling
Chen, Yen Ch'ing, Suo Ch'ao, Yen Shun, Kuo Sheng, Sun, Yang Ch'un,
Sun Li, P'eng Ch'i, Yang Lin, Mu Ch'ün, Yang Hsiung, Wang Ying,
Yang Chih, Yü Pao-szu, Shih Hsiu, Yüeh Ho, Chang Heng, Shih
Yung, Chang Shun, Chu Fu, Hsüan Tsan, Wei ting-guo, Chu Kuei,
Tsou Jun, Tsou Yüan, d'avoir encore bien en tête la
description maniaque de la progression lente et pleine de de détours
d'une scutigère sur un mur dans
la
Jalousie d'Alain Robbe Grillet, le début d'une variante
Najdorf
1.e4 c5 2.Cf3 d6 3. d4 cd 4.CXd4 Cf6
5.Cc3 a6, me souvenir du petit bonnet de laine ridicule d'Heidegger
sur une photographie en compagnie de sa femme, pouvoir encore spéculer
sur les rapprochements entre
l'évolution
de la représentation de l'homme dans l'espace dans l'histoire
de la peinture, , et l'évolution des connaissances mathématiques
et scientifiques aux mêmes périodes, comprendre, une
compréhension partielle, les tenants et les aboutissants de
la musique dodécaphonique, connaître toute une batterie
de Monsieur et Madame Choncé-Mieuquin ont un fils qui s'appelle
Denis, raisonner sans mal la rupture de
Jasper
Johns d'avec
l'Expressionnisme
abstrait américain des années cinquante —
Jasper
Johns, au contraire des peintres expressionistes abstraits, était
un peintre de la préméditation qui peignait par exemple
un fond
jaune citron
sur une toile destinée à recevoir une de ses cibles,
motif
récurrent et éminemment figuratif, de couleur
verte
et qui de ce fait s'appuyait sur le fond
jaune
qui saturait le
vert
— et savoir que le vrai nom de Molière est Jean Baptiste
Poquelin et que le Mont blanc culmine à 4807 mètres
d'altitude. Du violoncelle accordé à la quinte et de
la contrebasse accordée à la quarte — pas facile
dans ces conditions pour ces deux-là d'accorder leur violon
— aux 4807 mètres du Mont Blanc il n'y a, par la rêverie,
qu'un pas. Je descendais en toute hâte les 4807 mètres
du Mont Blanc, lorsque la jeune femme m'apporta un splendide bol de
soupe, en fait une grande assiette très évasée,
remplie à ras bord d'un bouillon limpide dans lequel baignaient
une poignée de vermicelles, quelques morceaux de boeuf bouillis,
du soja, des oignons en rondelles, à peine saisis, des carottes
en bâtonnets, deux touffes de brocolis et en remuant cette soupe
merveilleuse, du fond monta la couleur
brune
d'un assaisonnement à la sauce de soja et au nioc-man. La soupe
était bouillante et je la bus, tandis qu'elle était
encore brûlante, à petites lampées timorées,
pour la finir goulûment

,
dans le vacarme de déglutitions peu discrètes. Je m'essuyais
les lèvres lorsque la jeune femme reparut me demandant si tout
allait bien. Je lui assurais que cette soupe faisait tout à
fait mon bonheur et je lui demandais combien je lui devais. Elle parut
ne pas comprendre. Je sortis ostensiblement mon porte-monnaie avec
des gestes poussés, théatraux, pour mieux me faire comprendre,
lui demandant
combien —
How much, en exagérant
également ma diction articulée. Elle était vraiment
très hésitante, comme interdite. Je fus gagné
par un sentiment déplaisant de gêne épaisse, qui
ne donnait aucun signe de vouloir se dissiper bientôt, j'allais
jusqu'à me demander si elle ne comprenait pas ce que je lui
demandais rééllement de travers et je devins très
soucieux de cette méprise granndissante entre nous. J'insistais
que cette soupe devait bien figurer au menu. Elle me répondit,
en souriant, faisant ainsi tomber d'un seul coup les brumes de la
gêne opaque qui s'épaississait entre elle et moi, elle
me répondis donc que je n'étais pas dans un restaurant,
pas même dans un cantine ni dans un boui boui. Je réalisai
finalement mon impair, j'étais vraisemblablement entré
dans les locaux d'une petite association de quartier, dont j'aurais
été, même maintenant, réalisant m'être
pareillement fourvoyé, bien en peine de définir la raison
d'être, puisque toutes les inscriptions, sur tous les panonceaux
de la petite salle, à la large baie vitrée donnant sur
une rue très passante du quartier chinois de San Francisco,
toutes ces inscriptions donc, étaient bien sûr en chinois.
Je dus beaucoup insister pour laisser à la jeune femme chinoise
un billet de cinq dollars pensant ainsi la défrayer le plus
équitablement possible de ma bévue. Je ne sus jamais
quelle était effectivement la raison d'être de cette
modeste association de quartier, aux locaux modiques, dans lesquels
de vieux messieurs chinois venaient s'asseoir à des tables

en formica
roses
et lisaient dans le calme des journaux noircis par des colonnes grasses
de caractères chinois.
Je ne compris jamais davantage
d'où venait l'excellente soupe au boeuf bouilli et aux vermicelles,
qui l'avait cuisinée et si, par ailleurs, d'autres que moi
avaient ici coutume de prendre leurs repas dans cet exigu local. Je
n'ai jamais dîné d'une meilleure soupe.
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