Une nuit pendant un séjour de Liu Sian à Paris, au
milieu de la nuit je me réveillai et j'entendis que Liu Sian
se masturbait — pensant sans doute que je dormais — dans toute
l'exiguité de mon appartement parisien. J'étais
subjugué, jamais, je n'aurais pensé qu'un Chinois
se masturbât — ce qui me surprit davantage encore, c'était
que d'après ce que j'entendais il semblait procéder
de la même manière que moi. C'était un peu à
l'image de cette plaisanterie enfantine qui consiste à demander:
est-ce que tu sais pourquoi les Chinois ne se servent pas de ce
doigt-là? En levant son petit doigt — Non?
— Parce que c'est le mien de petit doigt .
Quand mon ami chinois Liu Sian
venait à Paris, il aimait beaucoup que nous allions jouer au
ping pong sur les tables en ciment poli du Parc de Choisy dans le treizième
arrondissement de Paris. Nous avions découvert ces tables ensemble
dès la première visite de Liu Sian à Paris, tandis
que Liu Sian avait exprimé le désir de voir la monumentale
sculpture de Richard Serra intitulée Clara
Clara, laquelle bien qu'elle fût pensée et élaborée
pour figurer dans le jardin des Tuileries dans l'alignement exact du
Louvre, de la Concorde, des Champs Elysées, de l'Arc de Triomphe
et de l'Arche de la Défense, curieusement, était-ce la
sculpture elle-même ou Richard Serra lui-même qui étaient
tombés en délicatesse avec la Mairie de Paris?, cette
sculpture, donc, avait finalement été transférée
dans le Parc de Choisy dans le treizième arrondissement, emplacement
qui à mon sens ne lui convenait pas du tout, enfin certainement
pas avec la clarté qui l'avait vue naître dans l'alignement
déjà mentionné. Liu Sian avait finalement montré
assez peu d'intérêt pour la sculpture de Richard Serra,
mais en revanche s'était passionné pour les tables de
ping pong en ciment et leur filet grillagé d'aluminium. Comme
il m'avait demandé si je savais jouer au ping pong et que j'avais
répondu par l'affirmative, il s'était mis en tête
de trouver un magasin de sport, toutes affaires cessantes et de se munir
de raquettes et de balles de ping pong. Cela tenait véritablement
du caprice. Nous trouvâmes finalement ce matériel, indispensable
à la réalisation du caprice de Liu Sian, et jouâmes
deux bonnes heures, pour le plus grand plaisir de Liu Sian et ma plus
complète exaspération, tant les tables en ciment ne convenaient
pas du tout à mon jeu fait d'effets coupés et rétroactifs,
lesquels imprimés sur la balle perdaient
tout leur effet, pour ainsi parler, dès que la balle rebondissait
sur la table en ciment avec un son presque inaudible, comme amortie,
pas du tout le crépitement habituel et répétitif
d'une balle de ping pong sur une table en bois, crépitement parfaitement
addictif pour les joueurs, mais qui donne immédiatement sur les
nerfs de toute personne non concernée par la partie. Comme Liu
Sian faisait montre de prodigieux réflexes, les conditions médiocres
de jeu, le vent pour beaucoup, bien qu'il fût léger et
pas très constant, pollua vraiment notre partie, toujours pour
accentuer mon exaspération frustrée de cette partie que
je peinais à faire tourner à mon avantage et, de fait,
Liu Sian sortit toujours vainqueur de ces parties. Et puis pour ajouter
à cette humeur maussade, le square de Choisy est attenant à
cette portion de la rue de Tolbiac entre l'avenue d'Ivry et la rue du
Château des Rentiers, quartier dans lequel j'avais vécu
une drôle d'inexistence pendant deux ans avec ma
future ex-femme. J'étais donc toujours passablement irrité
par la perspective d'une incartade dans ce quartier, dont le souvenir
était délicat et malaisé pour moi. D'ailleurs pour
nous rendre au square de Choisy, nous avions marché dans la rue
de Tolbiac et étions passés sous les fenêtres du
79, rue de Tolbiac, cette adresse qui avait
tôt fait de faire resurgir en surface ces maints souvenirs encombrants
et pénibles. De fait nous avions emménagé, ma
future ex-femme et moi, dans cet appartement exigu en janvier 1992.
A l'époque je travaillais de nuit, et peut-être trois mois
après notre emménagement dans cet appartement claustrophobe
du premier étage, des travaux de voirie commencèrent littéralement
sous nos fenêtres. Le chantier qui venait de s'installer sous
nos fenêtres creusait un trou immense, par lequel des grues gigantesques
descendaient des bulldozers et des équipements aux formes alembiquées,
des enchevêtrements de cylindres, de parallélépipèdes,
de cables, de manettes, de boutons de commande, de compteurs, de consoles,
d'axes, de segments, de puissants verrins, de pistons huilés,
d'axes télescopiques, de cabines épaissement grillagées,
de conduites, de protections rayées de jaune et de noir, tout
ce matériel affrété par des camions aux plate-formes
surdimensionnées qui occupaient la largeur entière de
la rue de Tolbiac, tout ce matériel, donc, était destiné
au forage de la nouvelle ligne de métro, la ligne Météor.
Le chantier s'installait donc pour durer, tandis qu'avec lui le désordre
promettait de s'installer durablement dans ma vie. Les marteaux-piqueurs
crépitaient d'assez bon matin, tandis que je venais à
peine de me coucher après ma nuit de travail. Je ne fermais donc
jamais tout à fait l'oeil et la fatigue finit par prendre littéralement
possession de moi. Mes nerfs pareillement écorchés finirent
par céder en de nombreuses occasions, et non des moindres puisque
bien souvent ils lâchaient tandis que ma
future ex-femme et moi polémiquions sur les coutumiers détails
sordides de notre existence, confinée avec dureté presque,
dans l'étroitesse du minuscule appartement de la rue de Tolbiac.
Pour parfaire tout à fait le tableau de cet appartement lilliputien,
la plupart de ses murs étaient couverts de lambris, les murs
épargnés par cette frisette totalitaire, étaient,
quant à eux, tapissés de papier peint aux motifs non moins
rabâchés et obsédants que les noeuds des lambris.
Les murs paraissaient chaque jour se ramasser sur nous, le couloir,
surtout lui, ne nous permettait plus de marcher de front, c'était
du moins l'impression irrespirable qu'il me donnait. Tout m'étouffait.
On parle souvent de l'impétuosité des crues, on ne parle
jamais de la brutalité des berges qui contiennent les crues.
Cet appartement contenait, à l'image d'un faitout plein à
craquer de vapeur comprimée, toute la démesure et le déchaînement
dont ma future ex-femme et moi étions
capables. Je me rappelle d'un soir où elle avait dépassé
les bornes, m'insultant et me battant, je l'avais saisie par les cheveux
et jetée hors de l'appartement — mon lecteur lèvera
peut-être les yeux au ciel, se plaignant qu'une fois de plus je
vais parler d'épisodes colériques et de démêlées
houleuses entre ma future ex-femme et moi
mais c'est à regret que je le fais à nouveau, la rengaine
de tout ceci me peine autant qu'à mon lecteur, mais enfin nos
heurts étaient si fréquents, journaliers, qu'il me parait
donc impossible de parler du quotidien d'alors, avec fidélité,
sans mentionner le caractère ressassé de ces conflits
qui n'étaient pas sans rappeler, dans leur répétition,
les affres du papier peint. En effet comment passer sous les fenêtres
du 79, rue de Tolbiac, et voir le plafond et les murs de la cuisine
couverts de lambris, sans penser à ce vendredi soir où
après l'avoir jetée sans ménagement dans l'escalier,
je m'enfermai tout à fait et décidai de m'en prendre vraiment
à ces putains de lambris qui avaient juré ma perte. Je
fis valdinguer tout ce que je trouvais dans la cuisine, pour me mettre
en jambes en quelque sorte, et puis je finis par jeter mon dévolu
sur tous ces placards confectionnés en lambris. Tandis que je
démolissais méticuleusement notre appartement, ne parvenant
pas en cela à calmer mes nerfs, je fus interrompu dans ma tâche
par la sonnette, j'ouvrais sans y penser et deux policiers en uniforme
bleu
nuit, entrèrent — vous savez c'est très étrange
deux policiers dans votre salon, disons que c'est tout à fait
inattendu — ils avaient des mines penaudes et surprises. Je ne cherchais
pas à éclaircir qui les avait fait venir, un voisin bien
pensant, ne pensant donc pas à mal ou ma
future ex-femme. En revanche je tenais à leur expliquer le
pourquoi de leur visite: je leur expliquais qu'ils avaient sous les
yeux un homme à cran
— ce qui sans grand sens de l'observation devait littéralement
sauter aux yeux — qui avait préféré ce soir
détruire son intérieur, plutôt que de rendre les
coups et les insultes de sa future ex-femme
— encore que je suis certain que sur le coup je ne devais pas exprimer
les choses avec une telle clarté, surtout au sujet de l'état
civil en devenir de ma future ex-femme,
qui à l'époque était toujours ma femme, et nous
n'envisagions pas, de fait, de modification à notre situation
de famille, nous en avions vu d'autres, on ne change pas une équipe
qui gagne et d'autres raisonnements du même tonneau. Les deux
policiers m'offrirent de bons conseils et des numéros de téléphone,
je me demande même si l'un d'eux n'avait pas sur lui précisément
la brochure appropriée, celle la plus adaptée pour la
situation, surprenant à-propos si l'on considère que ces
îlotiers avaient sur eux justement l'opuscule idoine pour un
homme-victime-de-violence-conjugale - en - proie - à - des -
pulsions - suicidaires - et - plus - généralement - encore
- souffrant - d' - une - dépression - nerveuse - somme - toute
- assez - caractérisée, et s'ils étaient tombés
sur ma future ex-femme, auraient-ils eu
sous la main, la brochure pour femme - hystérique - et -
violente - pathologie - héritée - d'une - enfance - saccagée
- par - la - violence - sexuelle et si j'avais souffert d'alcoolisme,
ou ma future ex-femme de toxicomanie, ou
moi d'une tumeur à la prostate, et ma
future ex-femme de digestions difficiles chroniques, ces hommes
auraient ils eu sous la main précisément la petite documentation
ad hoc avec tous les numéros de téléphone pertinents
qui nous auraient mis en relation avec d'autres personnes, souffrant
tout comme nous, d'agressions verbales dans le cadre du travail ,
du bruit ,
et notamment du bruit de nos voisins, de difficultés respiratoires,
de surendettement, de chômage, d'harcellement sexuel, toujours
dans le cadre du travail, d'impuissance ou de frigidité, de problèmes
de dos notamment dans la région lombaire et pour être plus
précis au niveau L5-S1?
Non il n'y avait pas de doute, ces hommes en uniforme bleu
sombre, donnaient l'impression d'avoir été bien préparés
et équipés pour ce type de mission. Nous faisions en quelque
sorte salon dans notre salon, lequel était tout à fait
dévasté, un des îlotiers commentant qu'il y avait
de nombreuses toiles abstraites sur les murs de notre appartement, le
ton était tout à fait courtois au milieu des décombres.
Je ne me souviens plus des îilotiers prenant congé, si
ce n'est que l'un d'eux employa une formule de politesse surannée
qui disait bien la courtoisie de ces hommes et leur bonne volonté
chaleureuse. S'en suivit une période de dépression navrante
pour moi, avec ce qu'il est commun d'appeler des pulsions suicidaires.
Un soir je m'effondrais tout à fait et sentis que l'allai lâcher
prise vraiment et accèder à ces compulsions nocives et
tentantes d'en finir, aussi je demandai à ma
future ex-femme de me conduire à l'hôpital le plus
proche, il se trouvait justement une clinique dans la rue Ponscarme
juste derrière chez nous. Il était assez tard et nous
sonnâmes à l'interphone, une voix inhospitalière
— un comble pour l'interphone d'une clinique — nous demanda
: c'est pour quoi? Ma future ex-femme eut
toutes les difficultés du monde à convoquer son médiocre
français pour décrire, avec un tant soit peu d'exactitude,
mon état mental du moment et ses fameuses pulsions suicidaires.
Dans un de ses raccourcis coutumiers, avec son accent américain,
elle répondit: c'est pour un suicide, la voix de l'interphone
se fit hésitante et par là-même plus aidante, mais
néanmoins incrédule: mais ici, c'est une maternité.
C'était bien là tout le désordre de mon existence
que de vouloir s'achever là où d'autres commencent la
leur. Peu de temps après, j'entamais une psychanalyse avec le
Docteur Z. De même au retour de notre partie de ping pong Liu
Sian et moi étions passés sous les fenêtres du cabinet
de psychanalyse du Docteur Z, dans la rue Jeanne d'Arc, dans le triezième
arrondissement de Paris. Je ne pouvais alors m'empêcher de lever
les yeux aux fenêtres du troisième étage de cet
immeuble modeste, fenêtres dont les voilures étaient tout
à fait opaques des lamentations sempiternelles qui s'y déroulaient
incessamment, et de revoir en songe l'épouvantable tapisserie
abstraite sur le mur du fond du cabinet de psychanalyse du Docteur Z.
Me remémorant les teintes et la composition exécrables
de ce tableau, je repensais à ces heures de fausse vacuité
que j'avais passées allongé sur le lit bas qui faisait
office de divan dans le cabinet de psychanalyse du Docteur Z. A vrai
dire je ne m'étais pas allongé sur le divan dès
le début de mon analyse. J'avais d'emblée prévenu
le docteur Z que j'y rebutais tout à fait, il n'avait fait aucune
objection et c'était donc en tête à tête par
delà son très beau bureau — un meuble anglais de pin
au vernis mat et incolore, patiné, très sobre qui faisait
l'effet d'un volume parallélépipèdique-rectangle
dépouillé, posé, comme échoué, au
milieu de la pièce — en tête à tête donc,
le bureau nous séparant, les séances d'analyse prenaient
l'allure de véritables discussions d'employé à
patron, les yeux dans les yeux. Par la suite, je fus opéré
d'une hernie discale au niveau L5-S1,
et durant ma convalescence la position assise m'était tout à
fait proscrite, aussi le docteur Z me proposa de m'allonger sur le divan,
tandis que lui s'asseyerait comme à mon chevet. L'habitude fut
prise et même pire, le Docteur Z en profitait sournoisement, c'était
de bonne guerre je suppose, pour, à chaque séance, pousser
un peu plus loin son fauteuil, chaque fois un peu plus vers la tête
du divan, pour finir tout à fait derrière moi, ce qui
doit sûrement être connu en psychanalyse comme la position
classique. Le divan était donc une sorte de lit bas, recouvert
d'un dessus de lit en velours ocre.
Pour ce qui était de la tête, le Docteur Z proposait plusieurs
solutions, un coussin carré qu'il faisait passer sous le dessus
de lit, puis il déposait un mouchoir blanc,
d'une blancheur irréprochable d'ailleurs, au dessus du renflement
du coussin, soit il proposait de ne pas mettre de coussin, mais juste
un mouchoir blanc,
solution que j'essayais la première fois mais que je ne trouvais
pas très confortable, parce que j'avais le sentiment que ma tête
s'enfonçait tout à fait dans le divan — désagréable
impression que celle de ma tête, et des pensées qu'elle
contenait, s'enfouissant dans le divan de psychanalyse du cabinet du
docteur Z et par là-même courant le risque fictif d'une
contagion d'avec les peurs, les angoisses, les préoccupations
soucieuses, les pensées pesantes, les névroses et les
psychoses peut-être même, des autres patients du docteur
Z, pareillement enfouies dans le divan — soit la troisième
solution que je finis par adopter dès la deuxième séance
étendu, un parallélépipède rectangle allongé
d'une section de douze centimètres à peu prés,
assez ferme et recouvert d'une mousse qui cependant n'amortissait qu'imparfaitement
la fermeté de l'objet, en cela le docteur Z me proposa trois
parallélépipèdes
différents, d'une fermeté croissante, le troisième
était une section de bois, du tek ,
un bois donc dur, solution que je finis par adopter. Appuyée
sur la section carrée de bois, ma tête pesait de tout son
poids, ce qui était loin d'être confortable bien sûr,
mais produisait en revanche une très agréable impression
de vertige lorsque je me relevais en fin de séance. Ce qui m'étonna
beaucoup aussi pendant cette analyse, c'était comment le contenu
même de l'analyse, et notamment lorsque le docteur Z m'encouragea
à parler de mes rêves, comment le contenu même de
l'analyse, donc, influait sur mes rêves. Ainsi, de même
qu'il est courant de rêver que l'on rêve, je rêvais
fréquemment de parler de mes rêves et notamment de celui
qui était en train de se produire, allongé sur le divan
du cabinet de psychanalyse du Docteur Z, la tête appuyée
sur la section carrée de tek. Et je finissais bien sûr
par parler de ces rêves, allongé que j'étais vraiment
sur le divan, la tête sur le tek, image qui finit par se reproduire
donnant l'illusion de l'infini comme l'illustration célèbre
des boîtes de camembert de la marque
Chaussée aux moines, représentant un moine jovial
tenant une boîte de camembert sur laquelle il était lui-même
représenté tenant une boîte de camembert, sur laquelle
il était lui-même représenté tenant une boîte
de camembert, sur laquelle il était lui-même représenté
tenant une boîte de camembert, au troisème niveau de cette
mise en abîme, la représentation devenait indéchiffrabe
à l'oeil nu, et, enfant, à ma grande déception,
l'examen de l'image à la loupe donnait à voir les limites
immédiates de cette illustration. Parmi les rêves pollués
par les séances de psychanalyse avec le docteur Z, il y eut aussi
le rêve éprouvant de la décapitation. Dans ce rêve,
les autres patients du docteur Z et moi-même formions une queue
pour, littéralement, passer dans son bureau, c'est à dire
que le parallélépipède
de pin s'ouvrait par le haut, tel un coffre, qui contenait une machinerie
infernale avec de grandes lames de scies circulaires dont on entendait
le miaulement, même quand le couvercle du parallélépipèdeétait
rabattu ,
la stridence des lames rotatives couvraient mal les cris d'épouvante
et de douleur des suppliciés, la tête était d'abord
décapitée et rejetée hors du parallélépipède
par le côté, elle tombait dans le panier en oseille dans
lequel le Docteur Z jetait, à la fin de chaque séance,
les mouchoirs blancs
sur lesquels ses patients posaient leur tête en s'allongeant sur
le divan, puis le reste du corps était haché menu. C'était
là un rêve dont nous eûmes l'occasion de parler en
séance et de l'analyser mais qui perdura cependant dans mes nuits
sous sa forme mise en abîme, c'est à dire que plusieurs
nuits consécutives je rêvais d'être allongé
sur le divan de psychanalyse, parlant du rêve où j'étais
allongé sur le divan de psychanalyse, parlant du rêve où
j'étais allongé sur le divan de psychanalyse, parlant
du rêve où j'étais allongé sur le divan de
psychanalyse, parlant du rêve où j'étais allongé
sur le divan de psychanalyse, parlant du rêve où je faisais
la queue avec les autres patients du docteur Z, pour être supplicié
par son parallélépipède
infernal. En fait ce rêve, dans sa forme initiale, sa première
génération, associait deux angoisses, la première,
celle de la psychanalyse elle-même et notamment ce que je ressentais
comme une véritable dissection intrusive de mon inconscient,
je me faisais souvent cette réflexion amusée que le Docteur
Z était comme les chats, il s'attaquait à la tête,
curieuse analogie tant il était délicat d'imaginer le
docteur Z, dans ses pantalons à pince de velours cossu et ses
pulls à cols roulés beiges,
faire le dos rond, cracher et sortir ses griffes — je reprochais,
de fait silencieusement, au Docteur Z de ne jamais s'intéresser
plus que cela à toutes sortes de symptômes physiques, la
fatigue abrutissante notamment, dont je souffrais, mais et de n'avoir
d'égard et de considération que pour mes divagations sans
suite, la tête, il n'y avait que la tête qui l'intéressait
— la deuxième angoisse, celle d'attendre son tour dans une
queue. Et de fait au terme d'efforts de mémoire encouragés
par le docteur Z, je finis par me remémorer un incident lointain
de mon adolescence, un cours de gymnastique au lycée où
mes camarades de classe et moi devions passer les uns derrière
les autres à différentes épreuves, l'une d'elle
consistant, à s'accroupir, se saisir d'haltères qui étaient
somme toute assez ridicules par rapport à celles qu'on voit soulevées
par de petits bonshommes tassés dans des concours d'haltérophilie,
mais quand bien même ces haltères paraissaient maigrelettes,
peu de mes camarades parvenaient à les soulever de terre sans
commettre des efforts un peu au delà d'eux-mêmes. Mes camarades
et moi même avions tous en horreur cet exercice dont je compris
plus tard, avec le recul et une meilleure compréhension de certains
travers de la nature humaine, qu'il était seulement modestement
destiné à notre développement musculaire, mais
bien davantage orienté vers le plaisir sadique du professeur
d'éducation physique et sportive, qui se régalait intérieurement
de contempler ces adolescents maigrichons et dégingandés,
peiner de façon aussi humiliante. Deux de mes camarades restaient
encore à passer avant que mon tour ne vienne et je sentais déjà
mon estomac se nouer, confiant que j'aurais droit à une double
rasade de quolibets de la part du professeur d'éducation physique
et sportive, qui ne manquerait pas de souligner ce qu'il prenait pour
une particule dans mon nom de famille, Monsieur DE
Jonquaiire, comme il disait toujours. Mes boyaux se tordirent tant
et si bien que des gaz finirent par descendre vers mon rectum et je
serrais les fesses du mieux que je puisse pour les contenir. Arriva
mon tour, DE Jonquaiire, je m'accroupis, respirai
profondément et tentai de soulever l'haltère d'un seul
coup sec, mais las, mon sphincter m'abandonna en si bon chemin et je
me répandais en un pet tonitruant et foireux et une fort belle
chiasse que je sentis immédiatement couler dans l'aine, sous
les fous rires mal contenus par mes camarades et le sourire goguenard
( et un peu extatique
) du professeur d'éducation physique et sportive. Mais ce n'était
pas tout. Cet épisode, contrairement à ce que j'aurais
bien voulu croire n'était en soi pas entièrement responsable
de mon aversion pour ce qui était de faire la queue, comme le
montra la séance d'analyse suivante. De fait les trente minutes
imparties pour la séance d'analyse étaient écoulées
et nous remîmes à la prochaine séance d'éclaircir
cet épisode et ses peurs relatives. Pour cette raison, j'eus
plusieurs fois l'occasion entre ces deux séances de psychanalyse
de rêver d'être allongé sur le divan de psychanalyse
et de raconter l'épisode de la diarrhée subite en cours
de gymnastique. Et chaque fois le rêve se terminait de la manière
la plus humiliante qui soit, soit j'entendais le Docteur Z se gondoler
de rire, un rire d'adolescent attardé, gras et imbécile,
celui de mes camarades de classe. Une autre fois je me retournais et
derrière le divan de psychanalyse, je vis mon ancien professeur
d'éducation physique habillé en porte-jarretelles rose
tyrolien et se masturbant en écoutant mon récit. Et
une dernière fois que je fis ce rêve idiot, lorsque je
me retournais tous mes camarades de classe étaient là
dans mon dos, pouffant de rire, tandis que bien sûr je sentais
cette sensation chaude et odorante me parcourir l'intérieur de
la cuisse. Enfin vint le jour de la séance suivante, sans doute
la seule des séances de cette longue psychanalyse que j'avais
attendue avec pareille impatience. A peine entré je m'allongeais
prestement sur le divan et je crois que le Docteur Z n'eut pas tout
à fait le temps de s'asseoir dans son fauteuil, tandis que j'étais
déjà allongé et parlais de la scène de la
diarrhée subite qui n'avait cessé d'hanter mes nuits.
Le docteur Z n'était pas encore assis dans son fauteuil que je
l'entendis dire monsieur De Jonckheere, le fait de faire la queue,
cela vous angoisse, non? Le Docteur Z parlait très peu,
en général il semblait éviter tout future particulièrement
les remarques où il aurait à parler de ma
ex-femme, parce qu'il était incapable de prononcer son prénom,
C — oui ma future ex-femme s'appelait C, et en le notant je remarque
comment cette initiale aurait été plus commode à
utiliser plutôt que de devoir préciser systématiquement
ma future ex-femme — sans buter lamentablement sur le phonème
th de la langue anglaise, comme nous avons la même difficulté
avec les noms des personnages de Dostoïevski
ou de Shi Nai-An-Luo Guan-Zhong .
Non, décidément, le Docteur Z parlait très rarement,
de toute façon le peu qu'il disait ne m'intéressait pas
souvent — il m'est arrivé fréquemment de douter de
la compétence du Docteur Z pour cette parole rare — mais
cette fois la remarque du Docteur Z avait un à-propos cinglant.
J'étais abasourdi par la justesse de son observation, toute à
ma surprise, stupéfié, je vis en songe une image très
ancienne, enfouie dans le tréfonds de ma mémoire et qui
resurgit fugitivement mais très nette. Cette image était
une gravure ou plutot une aquarelle dans des tons bistres
rehaussés de traits et de cernes d'encre noire.
L'image représentait une exécution en série par
décapitation. Elle était extraite d'un numéro de
la revue l'Express paru en 1976, qui faisait la part belle
à la mort de Mao Tsé Toung et rétrospectivement
donc à la Révolution culturelle en Chine. Au centre de
l'image on voyait un soldat chinois levant bien haut un sabre qu'il
menaçait d'abattre, avec fracas, sur la tête baissée
d'un condamné accroupi .
A l'arrière-plan de l'image, en perspective une
file infiniment longue — qui s'étendait jusqu'à
la lisière de ce qui était interprétable dans la
représentation de cette image — de condamnés accroupis,
tous dans l'attente de cette exécution sommaire. Au premier plan
de cette illustration, était représenté le corps
affalé du précèdent condamné, informe, les
poings liés dans le dos par une simple cordelette,
la tête avait roulé au devant, elle était figée
sur des traits déformés par la peur, et sans doute aussi
par la douleur, avec des yeux chassieux et éteints, elle était
assez générique, à ce point générique
qu'elle aurait pu être la tête de n'importe quel Chinois,
d'ailleurs ce visage, ce qu'il restait de ce visage supplicié
était le même que celui du condamné suivant, et
à vrai dire de tous les condamnés accroupis de l'arrière-plan
dans l'attente de leur tour. Le cou du cadavre décapité
donnait l'impression d'une embouchure sombre d'un large tuyau, comme
un boyau très grossi, noir.
J'avais onze ans. Je ne parvenais pas à détacher mon regard
de cette image absurde et horrible, j'avais les yeux rivés sur
la lame de sabre ensanglantée des précédentes exécutions,
brandie haute et qui allait s'abattre sur le condamné accroupi.
L'instant était immobile, inerte. En clignant des yeux je crus
voir le bras du soldat bourreau fléchir et le sabre aurait été
emporté par le mouvement, mais de peur je rouvrais les yeux en
grand, un peu comme on se voile la face devant une scène terrifiante
au cinéma, mais en laissant des interstices suffisants pour percevoir
cependant la séquence dans ses grandes lignes — par exemple
je ne suis jamais parvenu à regarder de face, de front, les yeux
grand ouverts, la scène de Psycho d'Alfred Hitchcock
où l'on découvre le cadavre de la mère et sa face
tuméfiée, pas davantage que je ne fûs jamais capable
de fixer droit dans les yeux la scène finale de l'émasculation
dans l'Empire des sens de Nagisa Oshima, ou bien encore l'image
du visage de jeune femme qui se décolle dans les Yeux sans
Visage de Georges Franju — dans le même film, le craquement
sec de la chute du cadavre de guingois dans le caveau — mais je
m'égare d'autant que je ne suis pas fou de cinéma. Le
soldat bourreau tenait toujours le sabre en l'air et sous lui le détenu
avait encore toute sa tête, enfin en apparences. Je ne voulais
pas voir cela, c'est ce que je dis à voix haute, je pensais
que le mieux était sans doute de refermer le magazine, d'attendre
un peu et puis de le rouvrir à la bonne page, le forfait accompli
en quelque sorte. J'ouvrirais alors le magazine sur cette illustration,
on n'y verrait le soldat bourreau ayant abaissé son sabre, tournant
le dos à sa victime, et marchant vers le prochain condamné
accroupi qui déjà baisserait la tête, mais alors
est-ce que je ne risquai pas en ouvrant à nouveau le magazine
de tomber sur l'image du soldat bourreau brandissant à nouveau
son sabre effilé au dessus de la tête baissé du
condamné suivant? Parce que c'était cela qui était
tout à fait terrifiant, l'image était sans fin, la file
des condamnés accroupis, les poings liés dans le dos,
s'étendait au delà des limites de la représentation
de cette image, elle était éternelle, tant que cette image
existerait, des condamnés accroupis attendraient leur tour, celui
de recevoir dans la nuque le tranchant affûté du sabre
et d'être tués, encore et encore. Je l'ai déjà
écrit, les condamnés accroupis avaient tous la même
tête, partageaient les mêmes traits, ceux génériques
de ce que mon imagination d'enfant faisaient porter à tous les
Chinois, c'était comme si le même condamné accroupi
attendait plusieurs fois de suite son exécution. Tandis que Liu
Sian et moi marchions dans la rue Jeanne d'Arc dans le treizième
arrondissement de Paris, et que nous passions sous les fenêtres
du cabinet de psychanalyse du Docteur Z, je me suis souvenu de cette
séance lointaine, et considérant le visage lisse et rond,
commun presque, de Liu Sian, je m'aperçus qu'il avait exactement
les mêmes traits que les innombrables condamnés accroupis.
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