Elle n’a pas le look d’une dame aux chats. « La plupart des gens imaginent une grand-mère aigrie, tournant en rond dans son appartement », sourit la jeune femme. Sur les fanas des félins, les clichés ne manquent pas. Audrey Ritoux, 34 ans, ne colle à aucun. « Jugez vous-même », s’amuse-t-elle.
«
Quelques mèches blondes dépassent de son épais bonnet. Sourire
en coin, yeux bleus rieurs : on la prendrait pour l’une de ces
étudiantes battant le parvis venteux de la bibliothèque
François-Mitterrand, à Paris. Il n’est d’ailleurs pas rare de l’apercevoir dans le quartier. Ombre discrète se faufilant dans les rues du 13e arrondissement. Mais Audrey n’est pas étudiante : elle cherche des chats. Ceux qui ont trouvé refuge entre l’école d’architecture
Paris-Val-de-Seine, le Biopark et l’université Paris-Diderot. Une
quinzaine de matous errants, tapis parmi les ferrailles du chantier qui
s’étire là.
Prêt pour une partie de cache-cache ? C’est parti », lance
Audrey, qui remonte la rue Chevaleret d’un pas sportif. Dans son
chariot : des croquettes, une bouteille d’eau, une trappe. Arrivée à
destination, elle se glisse derrière une grille. Les ouvriers l’ont
autorisée à installer
une grande boîte en plastique équipée d’une chatière, où les gamelles
sont protégées de la pluie. A peine a-t-elle sorti la nourriture que des
petites boules de poils apparaissent entre les blocs de béton. « Voilà Nini, Babou, Pépère », énonce la jeune femme. Elle connaît chaque membre de la colonie féline qui a élu domicile ici. A tous, elle a donné un nom.
CAMPAGNES DE « DÉCHATISATION »
Il y a quelques années, Audrey était comme la plupart des Parisiens. « Une fille normale », sourit-elle. Chaque jour, elle passait devant les parcs, cimetières et jardins de la capitale sans se douter
que vivent là des colonies de chats. De deux ou trois membres à
plusieurs dizaines. Beaucoup ont été abandonnés. Certains sont nés
sauvages. « De petits fantômes que personne ne voit », dit Audrey. Du moins jusqu’à ce qu’ils prolifèrent, renversent les poubelles, incommodent les riverains.
Les services municipaux gèrent le problème en menant des campagnes de « déchatisation ». Des sociétés de fourrière capturent les animaux pour, la plupart du temps, les piquer. « Mais il suffit qu’elles en oublient deux ou trois pour que, trois mois après, ils prolifèrent à nouveau », explique la jeune femme. D’autant que les abandons se multiplient.
C’est là que les « nourrisseuses » comme Audrey entrent en scène.
Dans la capitale, elles sont des dizaines, peut-être plus. Souvent des
jeunes femmes. Parfois regroupées en association. Des ombres elles
aussi, sortant la nuit pour nourrir les chats, les attraper, placer les petits à l’adoption, tatouer les adultes – ils gagnent alors le statut de « chats libres », ce qui interdit à la fourrière de les embarquer. Et surtout de les stériliser. Ainsi, la colonie de chats se stabilise. Attachés à leur bout de territoire, ses membres chassent les autres félins errants. Nourris, ils ne sont plus tentés de fouiller les ordures. Le voisinage oublie leur présence. Tout le monde y gagne.
Quand elle a découvert ce réseau secret de nourrisseuses, Audrey a désiré les rejoindre. « C’était une évidence. » Début 2013, elle crée son association, Bouba et Cie. Objectif : s’occuper des félins de son quartier, ce coin du 13e où les chantiers fleurissent. Les chats errants aussi. Audrey leur rend visite tous les soirs, sans exception, week-end compris. Sans oublier la dizaine de matous qui ont trouvé refuge dans son minuscule appartement, en attendant d’être adoptés.
SES PROTÉGÉS RECONNAISSENT SON PAS
Le jour, Audrey est surveillante à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police, l’I3P. Un job passionnant. Dur. « On y côtoie la solitude. » Après des journées pareilles, où trouve-t-elle l’énergie de filer s’occuper de ses protégés ? « Les rejoindre est une fête », confie-t-elle. Et puis, il y a le défi. « Ils se méfient de l’homme, c’est un réflexe atavique. » Pour les approcher, la seule arme est la patience. « J’adore ça. » Même lorsqu’il faut battre
le pavé pendant des heures dans le froid. Mais cela paie : ses protégés
reconnaissent sa voix, son pas, rappliquent dès qu’elle approche.
Audrey a passé une partie de son enfance à la campagne, en Seine-et-Marne. « Il y avait toujours des animaux à la maison. » Elle débarque à Paris à 17 ans, un BEP de vente en poche. « Je n’ai jamais rien vendu », plaisante-t-elle. Elle enchaîne les petits boulots. « Des dizaines, tout ce qu’on peut imaginer. » Puis décroche un emploi
jeune à la Mairie de Paris et passe un concours qui lui permet d’entrer
à l’I3P. Audrey a vécu mille vies pendant que d’autres étaient encore
sur les bancs de la fac.
La fac, justement, elle y retourne tous les soirs. Celle de Paris-Diderot, où nombre de ses amis à quatre pattes se cachent. « Les gardiens et les étudiants me soufflent quand l’un d’eux est malade ou a disparu. J’ai mes indics. » Autour de la jeune femme, un réseau de solidarité s’est tissé. Pour payer
la nourriture, les vaccins, les stérilisations – 200 euros par mois au
bas mot –, elle vend des bricoles sur les brocantes. Le restaurateur du
coin lui apporte des parts de pizza, afin de l’aider à gonfler ses ventes. Les voisines lui confectionnent des gâteaux. Un joyeux système D.
« Au début, je l’ai prise pour une zinzin comme on en voit tant dans
Paris, témoigne Sylvie, une riveraine. Maintenant, je me dis que des
filles comme elle, il en faudrait mille. »
BÂTIR « UN ÎLOT DE NOURRISSAGE »
Le goût de la rencontre est un moteur d’Audrey. Avant de placer à l’adoption les chatons qu’elle recueille, elle fait venir les candidats chez elle. Observe comment ils se comportent avec les animaux, vérifie leur sérieux. « Grâce à ça, j’ai rencontré des personnes que je n’aurais jamais croisées. » La romancière Ingrid Desjours est l’une d’elles. Un jour, elle débarque chez Audrey pour se trouver un petit compagnon. Coup de foudre amical. « Son intuition m’a bluffée : elle sait parfaitement quel chat il faut à tel maître. » Ingrid est repartie avec Lojong et Sherkan. « De parfaits chats d’écrivain ; l’un d’eux m’a inspiré un personnage. »
De temps à autre, l’engagement d’Audrey soulève l’incompréhension.
Pourquoi s’occuper des animaux plutôt que des hommes ?, murmure-t-on
parfois sur son passage. « Ceux qui disent cela sont les premiers à ne rien faire pour les autres », balaie-t-elle.
Son dernier projet est de bâtir « un îlot de nourrissage » pour ses protégés. Un petit enclos, plus solide que sa boîte en plastique, qui pourrait être installé près du chantier ou des escaliers de la fac. Il faudra l’accord des propriétaires du terrain, vérifier le droit d’occupation des sols avec la mairie, veiller à l’hygiène. Beaucoup de paperasse. « On va y arriver », veut croire Audrey. D’ici là, elle met la dernière touche aux calendriers 2014 que son association s’apprête à vendre. A l’affiche : Nini, Babou et les autres, bien sûr.
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